vendredi 21 octobre 2022

La Forteresse de Richard Millet dans La Cause Littéraire


" Pas de portrait en pied, donc : des images, plutôt ; et malgré le refus de raconter ma vie, ce qui n'a qu'un médiocre intérêt, la tentation de retrouver le fil, celui de mes vingt premières année, sans céder au romanesque qui pourrait donner de l'épaisseur, non pas plus d'authenticité, à mon récit. On y entendra la basse continue de l'échec et le chuchot de l'innommable, plutôt que le chant d'une enfance heureuse ". 

Si on lit avec un rien d'attention l'oeuvre de Richard Millet, nous sommes saisis par sa densité, sa force, sa vision, et son style. Qu'il s'agisse de son oeuvre romanesque, dont il semble aujourd'hui s'être éloigné, ses récits, ses nouvelles, ses essais, ou encore ses oeuvres inclassables, qui appartiennent tout autant à la langue qu'à celui qui depuis prés de quarante ans écrit. Il écrit sur la langue, son pays, ses passions, ses amours, ses livres, ses musiciens, ses colères et ses combats, la France, le Liban, la Méditerranée. Il écrit, à la manière d'un grand classique, un homme de qualité, admirateur des prosateurs du Grand Siècle, et d'écrivains singuliers, qui hantent les bibliothèques, et parfois l'imaginaire des écrivains de notre temps. 

Le nom de Richard Millet s'est accordé avec les Editions Gallimard, dont il était l'un des éditeurs, et où il publiait ses livres, comme il le faisait chez P.O.L., Léo Scheer, puis Pierre-Guillaume de Roux, Fata Morgana, ou encore La Table Ronde, La Nouvelle Librairie et Les provinciales. 



De lui, nous pourrions ajouter qu'il fut un éditeur admiré, écouté, parfois craint, qu'il fut un homme de beaux succès littéraires, puis celui de l'effacement, de la mise à l'écart, de l'assassinat symbolique pour un livre, dont le titre pris à la lettre fit scandale, belle aubaine pour ceux qui voulaient sa mort littéraire et sociale. Son titre, Éloge littéraire d'Anders Breivik, publié en 2012, qualifié en son temps de pamphlet fasciste par un écrivain de la maison Gallimard, qui a remué cendres et rancoeurs pour le faire descendre en pleine tempête du navire amiral, ce qu'elle aura réussi. C'est ainsi que Richard Millet deviendra un fantôme de la littérature française, même s'il continue d'écrire pour lui, ses lecteurs, et quelques éditeurs. La Forteresse est sa dernière apparition, en clair-obscur, et nous ne pouvons que souhaiter qu'il y en ait d'autres. 

La Forteresse est une autobiographie qui creuse le profondeurs de l'être, entre le granit et la boue, le schiste et parfois un diamant, l'eau qui ruisselle sur les parois, et les pierres qui se détachent de ce labyrinthe saisissant, où il cherche ses traces : ce corps vivant et son histoire.

" Peut-être n'aurai-je écrit que pour être le Howard Carter de ma propre existence, le Champollion d'un palimpseste tour à tour illisible et familier, pour moi qui voudrais tant accéder au plus lointain de mon enfance, là où il y a un peu d'or, au fond de l'eau ; mais un or terni, impalpable." 

La Forteresse se lézarde et laisse apparaître au fil du temps l'enfance de l'écrivain, le visage du père, celui de la mère, deux ou trois traits du frère, une maison, des livres, un piano ; alors, l'histoire de ce livre, qui à aucun autre ne ressemble peut commencer. La Forteresse est un livre de mémoires, un livre de généalogie intérieure, notamment sensuelle, un livre de la douleur et de la perte, celle des deux épouses de l'auteur, lézardées par un cancer, celle du dérèglement neurologique qui touche sa mère, du retrait de son père, qui ne fut jamais vraiment là, peu attentif à ses fils, reniant en quelque sorte sa conscience de père, même si sa rigueur protestante, parfois, laissa voir des éclairs d'attentions. Un livre où le corps solitaire de l'auteur se livre, et nous livre ses mémoires de douleur et de dégoût. Un livre exceptionnel par la force et le trouble qui s'en dégagent, par ce qu'il fait voir de la genèse d'une oeuvre littéraire à venir, du devenir de l'homme Richard Millet, et donc de l'écrivain, ce solitaire des Lettres, que l'on juge intempestif, alors qu'il est simplement fidèle à une langue, à des bonnes manières, à une musique, à des livres et des écrivains, que l'on qualifierait tout naturellement de fondateurs.

La Forteresse se livre en quatre entrées, aux titres qui pourraient être ceux de futurs romans, qui ne verront peut-être jamais le jour : La chair des femmes, La maison de Saint-ClémentL'orphelin, Devant la porte d'ivoire, et se ferme sur Paris banlieue, peuplés de vivants, ses deux éclairs de vie que sont ses filles, de défunts et de monstres, un récit où vibrent Beyrouth, sa ville fantôme, dont il ne peut se détacher, et les villages de son enfance comme autant de nuages qui annoncent les pluies et les orages, avec parfois des éclats de lumière vive qui font revivre le romancier, qu'il na jamais cessé d'être.

Philippe Chauché 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Laissez un commentaire