jeudi 2 février 2023
Rematar
lundi 31 octobre 2022
Le célibataire absolu - Pour Carlo Emilio Gadda - de Philippe Bordas dans La Cause Littéraire
" Je n'avais pas devant moi le visage de Gadda, que je ne connaissais pas, mais le sosie du vieil homme qui m'avait appris à lire, quand j'étais enfant, ce grand-père qui me lisait Le Comte de Monte-Cristo et me gardait sur ses genoux pendant qu'il remplissait ses grilles de mots croisés. Ce n'est pas pour ce que ce titre promettait d'introspection stoïcienne et de pathétique que j'ai acheté La Connaissance de la douleur, mais pour cette ressemblance si frappante avec celui qui m'ouvrait aux mystères de Hugo et Dumas sur la toile cirée d'une cuisine de Corrèze ".
Les grands livres naissent parfois de hasards heureux, de concordances, de combinaisons romanesques qui font se rencontrer des visages, des destins, des styles, des manières d'être, de vivre et donc d'écrire. Ici c'est la rencontre entre le portait de Carlo Emilio Gadda qui figure en médaillon dans la première édition de La Connaissance de la douleur, publié par les éditions du Seuil et traduit par Louis Bonalumi et François Wahl, et celui du grand-père de Philippe Bordas, le mirage d'une vignette, l'illusion d'une parenté.
" Le Pastis n'offrait aucun descriptif balzacien de la Ville éternelle. Juste cette sensation de chairs grouillantes, d'appétits à la lutte, de frottements physiques, de salpêtres verbaux agrégés à la substance de murs. Juste ces affleurements minéraux de la Rome monumentale, ces amoncellements de roches et de matériaux mnémoniquement liés aux ères et aux écritures antérieures ".
" C'était une journée splendide, une de ces journées si superbement romaines qu'un fonctionnaire du 8e grade, fut-y su'l point de s'propulser au 7e, est capable d'sentir lui aussi, mais oui, un je n'sais quoi gigoter en son âme, un p'tit quèque chose qui ressemble assez au bonheur ". (2).
Le célibataire absolu est le livre d'une ascension vertigineuse, que seuls les artistes de la bicyclette peuvent oser accomplir, ascension dans l'Histoire de la naissance d'un livre, d'un roman, écrit en trois temps entre le 9 mai 2020 et le 2 octobre 2021, mais qui sommeillait depuis des années, un, livre dont l'auteur suit le mouvement. Il est à Lucques en Italie en 2019, où Dante embrase l'une de ses rêveries, il est là, protégé par les murailles de la ville, protégé et amoureux de Genturra. Le livre peut alors commencer son ascension dans la vie, sous la protection heureuse de l'homme à la cape de feu. L'écrivain ne cessera de guetter le célibataire absolu, en Italie, en France, lors de ses escales africaines, sa vie en sera transformée, illuminée même. Seul le style donne raison à l'écrivain, et Philippe Bordas a amplement raison dans cette virevoltante ascension, dans les cercles qu'il parcourt et qui toujours le conduisent sur les pas, les traces charnelles de l'héritier de Dante. Il est à Rome, où le poète polytechnique, l'ingénieur inspiré, s'installe au Vatican sous Pie XI, l'écrivain y est chargé de la centrale électrique et thermique, de bonne augure pour celui qui électrise la langue. Cette ascension littéraire est une enquête, quelques témoins rencontrés, des images glanées et publiées par Bordas, qui se glissent entre les lignes : Gadda et Pasolini, le Lac Bogoria, entaille volcanique vaporée de geysers, des correspondances, la Villa Ambra, devenue la Villa Gadda, et les trois stylos du ferronnier de la langue italienne.
Philippe Chauché
(1) https://www.lacauselitteraire.fr/entretien-philippe-chauche-philippe-bordas
(2) L'affreux Pastis de la rue des Merles, Carlo Emilio Gadda, trad. italien, Louis Bonalumi, Le Seuil, Colle. Points.
vendredi 21 octobre 2022
La Forteresse de Richard Millet dans La Cause Littéraire
" Pas de portrait en pied, donc : des images, plutôt ; et malgré le refus de raconter ma vie, ce qui n'a qu'un médiocre intérêt, la tentation de retrouver le fil, celui de mes vingt premières année, sans céder au romanesque qui pourrait donner de l'épaisseur, non pas plus d'authenticité, à mon récit. On y entendra la basse continue de l'échec et le chuchot de l'innommable, plutôt que le chant d'une enfance heureuse ".
Si on lit avec un rien d'attention l'oeuvre de Richard Millet, nous sommes saisis par sa densité, sa force, sa vision, et son style. Qu'il s'agisse de son oeuvre romanesque, dont il semble aujourd'hui s'être éloigné, ses récits, ses nouvelles, ses essais, ou encore ses oeuvres inclassables, qui appartiennent tout autant à la langue qu'à celui qui depuis prés de quarante ans écrit. Il écrit sur la langue, son pays, ses passions, ses amours, ses livres, ses musiciens, ses colères et ses combats, la France, le Liban, la Méditerranée. Il écrit, à la manière d'un grand classique, un homme de qualité, admirateur des prosateurs du Grand Siècle, et d'écrivains singuliers, qui hantent les bibliothèques, et parfois l'imaginaire des écrivains de notre temps.
Le nom de Richard Millet s'est accordé avec les Editions Gallimard, dont il était l'un des éditeurs, et où il publiait ses livres, comme il le faisait chez P.O.L., Léo Scheer, puis Pierre-Guillaume de Roux, Fata Morgana, ou encore La Table Ronde, La Nouvelle Librairie et Les provinciales.
De lui, nous pourrions ajouter qu'il fut un éditeur admiré, écouté, parfois craint, qu'il fut un homme de beaux succès littéraires, puis celui de l'effacement, de la mise à l'écart, de l'assassinat symbolique pour un livre, dont le titre pris à la lettre fit scandale, belle aubaine pour ceux qui voulaient sa mort littéraire et sociale. Son titre, Éloge littéraire d'Anders Breivik, publié en 2012, qualifié en son temps de pamphlet fasciste par un écrivain de la maison Gallimard, qui a remué cendres et rancoeurs pour le faire descendre en pleine tempête du navire amiral, ce qu'elle aura réussi. C'est ainsi que Richard Millet deviendra un fantôme de la littérature française, même s'il continue d'écrire pour lui, ses lecteurs, et quelques éditeurs. La Forteresse est sa dernière apparition, en clair-obscur, et nous ne pouvons que souhaiter qu'il y en ait d'autres.
La Forteresse est une autobiographie qui creuse le profondeurs de l'être, entre le granit et la boue, le schiste et parfois un diamant, l'eau qui ruisselle sur les parois, et les pierres qui se détachent de ce labyrinthe saisissant, où il cherche ses traces : ce corps vivant et son histoire.
" Peut-être n'aurai-je écrit que pour être le Howard Carter de ma propre existence, le Champollion d'un palimpseste tour à tour illisible et familier, pour moi qui voudrais tant accéder au plus lointain de mon enfance, là où il y a un peu d'or, au fond de l'eau ; mais un or terni, impalpable."
La Forteresse se lézarde et laisse apparaître au fil du temps l'enfance de l'écrivain, le visage du père, celui de la mère, deux ou trois traits du frère, une maison, des livres, un piano ; alors, l'histoire de ce livre, qui à aucun autre ne ressemble peut commencer. La Forteresse est un livre de mémoires, un livre de généalogie intérieure, notamment sensuelle, un livre de la douleur et de la perte, celle des deux épouses de l'auteur, lézardées par un cancer, celle du dérèglement neurologique qui touche sa mère, du retrait de son père, qui ne fut jamais vraiment là, peu attentif à ses fils, reniant en quelque sorte sa conscience de père, même si sa rigueur protestante, parfois, laissa voir des éclairs d'attentions. Un livre où le corps solitaire de l'auteur se livre, et nous livre ses mémoires de douleur et de dégoût. Un livre exceptionnel par la force et le trouble qui s'en dégagent, par ce qu'il fait voir de la genèse d'une oeuvre littéraire à venir, du devenir de l'homme Richard Millet, et donc de l'écrivain, ce solitaire des Lettres, que l'on juge intempestif, alors qu'il est simplement fidèle à une langue, à des bonnes manières, à une musique, à des livres et des écrivains, que l'on qualifierait tout naturellement de fondateurs.
La Forteresse se livre en quatre entrées, aux titres qui pourraient être ceux de futurs romans, qui ne verront peut-être jamais le jour : La chair des femmes, La maison de Saint-Clément, L'orphelin, Devant la porte d'ivoire, et se ferme sur Paris banlieue, peuplés de vivants, ses deux éclairs de vie que sont ses filles, de défunts et de monstres, un récit où vibrent Beyrouth, sa ville fantôme, dont il ne peut se détacher, et les villages de son enfance comme autant de nuages qui annoncent les pluies et les orages, avec parfois des éclats de lumière vive qui font revivre le romancier, qu'il na jamais cessé d'être.
Philippe Chauché
mardi 30 août 2022
David Bosc dans La Cause Littéraire
« Alentour, ce sont surtout des garrigues, la densité nue, lente, d’un tapis de garrigue où l’herbe haute à peine plus qu’un doigt, quand elle tremble au vent, pince le cœur. »
samedi 20 août 2022
Marcel Proust dans La Cause Littéraire
« Et les ouvrage d’un grand écrivain sont le seul dictionnaire où l’on puisse contrôler avec certitude le sens des expressions qu’il emploie. »
En marge des « Mélanges »
« La couleur que je préfère – La beauté n’est pas dans les couleurs, mais dans leur harmonie.
L’oiseau que je préfère – L’hirondelle. »
Marcel Proust par lui-même (1893 ?)
Mais que faisait Marcel Proust, avant qu’il ne se lance dans l’édification d’À la recherche du temps perdu, cette cathédrale du Temps romanesque ? Il écrivait, il ne cessait d’écrire ! Ce volume de la Bibliothèque de la Pléiade, nous offre ses écrits, ses essais, ses courts articles, qui vont d’une façon plus ou moins secrètes irriguer son grand livre. Il ouvre ce bal littéraire dans les revues de son lycée, le lycée Condorcet, puis ce sont des Pastiches et Mélanges, il écrit sur l’art, les livres et les salons – ses belles inspirations -, dans Le Figaro, et son Contre Sainte-Beuve, dont cette édition publie le Dossier – En aucun temps, Sainte-Beuve ne semble avoir compris ce qu’il y a de particulier dans l’inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entièrement des occupations des autres hommes et des autres occupations de l’écrivain. –. L’écrivain ne se contente pas de porter la plume, comme l’on porte le fer, sur les principes défendus par Sainte-Beuve, et notamment, ne pas séparer l’homme de l’œuvre, il défend avec une grande finesse, dans cet essai, les écrivains que le critique n’aime guère : Stendhal, Baudelaire, Nerval et Balzac notamment. La meilleure manière de prouver que Sainte-Beuve a écrit des fadaises, c’est de répondre en romancier, par l’art du roman, cet Essai narratif, qui augure de ce que sera La Recherche. Ses phrases viennent de loin, comme les vagues que l’on aperçoit dans le lointain, qui s’allongent et s’élèvent, leur force est souterraine, profonde, et à chaque mouvement, elles dévoilent ce qu’imagine Proust, autrement dit ce qu’il voit. Le narrateur s’éveille au jour venant, c’est-à-dire à littérature, à la vie imaginaire nourrit de sentiments et de pensées, vibrant aux vibrations des souvenirs, et aux flammèches des couleurs et de la lumière du jour qui éclairent sa chambre, comme elles éclaireront toute sa vie d’écrivain. L’écrivain ne peut être réduit à son corps, il est des corps en mouvement dans le Temps, et dans le mouvement du Temps, ce que n’aurait pas compris Sainte-Beuve. L’écrivain fait son miel de mille rencontres et visions, de mille sensations et souvenirs, de mille lectures et observations, il a l’œil en éveil et l’oreille affutée.
« Tous ceux qui ont éprouvé ce qui s’appelle l’inspiration, connaissent cet enthousiasme soudain qui est le seul signe de l’excellence d’une idée qui nous vient et qui, à son apparition, nous fait partir au galop à sa suite et rend aussitôt les mots malléables, transparents, se reflétant les uns les autres. »
Ce qui s’appelle l’inspiration – (Fin 1899 ?) – Publications posthumes – 1894-1899
« Je ne sais pas ce que Maman n’aurait pas bien lu, tant sa belle voix savait mettre à chaque mot son sens et sa grâce. Mais s’il y a quelque chose au monde qu’elle lisait bien c’était George Sand parce qu’elle l’aimait. »
Dossier du « Contre Sainte-Beuve » - Développements romanesques
Mais que faisait Marcel Proust, entre deux Essais, ou quelques pages de La Recherche ? Il lisait, il ne cessait de lire ! On oublie parfois que l’écrivain fut aussi un grand lecteur : Chateaubriand, Lamartine, Racine, Baudelaire, Flaubert, Hugo, Anatole France, Pierre Loti, et d’autres encore. Pour ne nous arrêter que sur Chateaubriand, nous pourrions le définir, comme nous pourrions définir Marcel Proust, par cette phrase écrite, en 1899 ?, que l’on peut lire dans Le Roman et le Temps dans les Publications posthumes : « Un roman qui veut imiter avec quelque profondeur la vie doit embrasser un long espace d temps parce que nous voyons que d’est précisément avec le temps que se manifeste ce qu’il y a de plus profond dans la vie. ». La plus belle manière de lire ces Essais, c’est de les avoir toujours à portée de regard, à portée de rêverie, à portée de littérature, lorsqu’inlassablement, nous reprenons la lecture de ce monument de mots (1) qu’est La Recherche.
« Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. " (2)
Philippe Chauché
(1) Dictionnaire amoureux de Venise – entrée Proust – Philippe Sollers - Plon
(2) À la recherche du temps perdu – Du côté de chez Swan – Bibliothèque de la Pléiade – Edition de Pierre Clarac et André Ferré – Gallimard (1954)
lundi 8 août 2022
Christian Laborde et Robert Redeker dans La Cause Littéraire
« 15 juillet 1974 –
ils arrivent ils sont là / c’est le groupe de tête / les plus forts les meilleurs / tous laqués de sueur / à l’orée de la pente / maçons au pied du mur / ô vélos ô taloches / ô bitume bancroche / ici le dur commence il en finira pas. »
Poulidor enfin ! – Christian Laborde
Christian Laborde est un troubadour gascon, un romancier de la bicyclette, un tchatcheur qui swingue. Derrière ses mots et ses phrases qui caracolent, se glissent Poulidor, Darrigade, Robic, qui l’illuminent, comme ils illuminaient les spectateurs du Tour de France qui les voyaient passer. Ce dernier petit livre, l’écrivain enchanteur l’a écrit pour le dire, pour l’offrir. Il raconte la victoire de Raymond Poulidor - l’homme qui savait perdre dans la dignité -, victoire !, et quelle victoire dans l’ascension du Pla d’Adet le 15 juillet 1974, une étape de 225 kilomètres entre Seo de Urgel et Saint-Lary-Soulan. Il a 38 ans et il est heureux, comme l’écrivain est heureux de nous conter cet exploit pyrénéen. Poulidor enfin ! s’écoute et s’entend, porté par la voix de Christian Laborde, une voix irriguée par l’accent gascon, qui donne encore plus d’épaisseur à ses mots, un accent qui roule, comme roulent les échappés, comme roule Poupou, il roule comme les gaves et les voitures suiveuses, il roule dans la jeunesse éternelle d’un champion, qui l’est tout autant.
« Est dérisoire ce qui donne de la joie gratuite sans délivrer de message, sans être, à l’inverse de la manière dont le sport est présenté chaque jour dans tous les médias, un discours sous-titrant l’ordre social. Ce pitoyable discours-sous-titre est celui que tiennent à la radio et à la télévision la majorité des journalistes sportifs lorsqu’ils commentent en direct les matchs, les concours, et les courses. »
Sport, je t’aime moi non plus – Robert Redeker
Robert Redeker livre son diagnostic du sport spectacle, de sa mondialisation capitalistique, de ses dérives financières, de la marchandisation des corps, le mercato, et de l’oubli de ce qui en faisait (en fait ici ou là), l’essence même : le plaisir, le jeu, la joie partagée. L’écrivain philosophe met en lumière non quelques dérives, mais un état d’esprit, un état des lieux du sport aujourd’hui, en évoquant ce tropisme compétitif et le fanatisme de la performance. Il développe en quelques phrases quelques constats, qui pourraient en les développant donner naissance à des concepts : la haine du corps, l’homme adulescent, le triomphe du mental sur l’esprit. Pour Robert Redeker, qui aime à se définir comme un ancien sauvageon du sport et un sauvageon de la philosophie, le sport est aujourd’hui impensé et incritiqué, un peu comme s’il était intouchable, et donc irréprochable, sauf à passer pour un fâcheux antimoderne. Robert Redeker va s’employer à le soumettre aux faits, à ce qu’il est devenu, loin fort loin, du plaisir et du jeu qui en étaient ses belles raisons.
Finalement les deux écrivains ne sont jamais très éloignés, ils cultivent tous les deux leurs passions, leurs amours d’enfance et d’adolescence pour la bicyclette, les étapes du Tour qui nourrissent souvent de beaux livres, les coureurs inspirés dans les cols des Pyrénées ou des Alpes, le rugby qui n’était que plaisir collectif, que nous aimions qualifier de « champagne », le jeu qui n’était qu’un jeu d’adultes rieurs.
Philippe Chauché