lundi 4 août 2008

Il Embrasse le Temps


D'évidence il n'a jamais appris à saluer la beauté, il a salué la beauté, car la beauté s'est penchée un soir sur sa jeunesse éclatante, en lui offrant la manière, elle lui a donné la matière, alors, est né cet embrasement singulier de la vie, dit-il, pour comprendre tout cela, il faut regarder ce qu'il peint de son visage, de ses mains, il faut s'enfoncer dans cette masse terrestre et étoilée, on devrait ajoute-t-il s'en inspirer, ou plutôt se laisser pénétrer par cet éclair de vie, c'est ce chemin qui peut conduire à cet art si particulier qui consiste, voyez-vous, à saluer la beauté, car saluer la beauté, c'est sur l'instant devenir cette beauté là, et finalement, Picasso, n'est qu'un exemple, que vous n'êtes évidement pas obligé de suivre, à vous de voir, vous pouvez à votre façon, que je sais singulière, saluer ces beautés qui nous entourent ici dans ce café où nous avons désormais nos habitudes, celle-ci par exemple, cette blonde beauté, qui à deux tables de nous, se joue de nos représentations en croisant les jambes, laissant ainsi sa très courte jupe découvrir le brun d'été de ses cuisses réjouissantes, cette autre beauté, qui l'autre soir, nous offrit avant de disparaître, ces deux coupes musicales d'un vin léger traversé de vives vagues souterraines, qui en remontant à la surface le rendait encore plus transparent, dit-il avec un évident plaisir, mais il serait stupide de croire que ces seules beautés là, méritent notre attention, non, voyez-vous, cher ami, cela serait trop simple, lorsque je nous invite à saluer la beauté, il en va aussi, de ce ciel, que beaucoup de nos frères humains, oublient simplement de regarder avec les yeux du créateur, ce ciel éclatant d'une palette rare de bleus musicaux, ces vierges postés dans les rues que vous embrassez le matin lorsque vous revenez de vos dérives nocturnes, ces livres divins que vous offrez à ces femmes de passage, qui ignorent votre passion souterraine pour le mouvement invisible des mascarets de l'amour, ces musiques qui embrassent le temps, que vous réservez à quelques aventuriers, papillons de nuit qui échouent comme des roses dans votre phare en alerte, et mille autre choses aussi, mais cher ami, passons à table, cette journée d'été mérite qu'on lui offre quelques jeunes poissons grillés.
Il ne cachait pas le plaisir qu'il prenait à ces rencontres dans le café de l'Etoile, il avait tellement l'habitude de le nommer ainsi, qu'il en avait oublié le véritable nom, finalement cela n'avait guère d'importance, ils se retrouvaient le plus souvent le soir, un peu avant le coucher du soleil, ils y restaient le temps de mettre en mouvement quelques idées, quelques pensées, quelques images, quelques songes, comme cette nuit d'été, où il a poursuivi son aventure avec l'embrasement de la beauté.
Après son départ, il commanda une autre coupe de champagne, alluma une cigarette américaine, il avait abandonné le paquet américain sur la table, j'ai assez fumé ce soir, je vous le laisse, à très vite, même heure, même endroit, lui avait-il dit, avant de se retourner pour disparaître dans un taxi qui l'attendait devant l'établissement. Alors il sortit de son cartable de cuir clair, l'un des livres qui ne le quittait plus depuis deux semaines, précisément depuis douze jours, il ne cessait d'y entrer, de s'y glisser, d'annoter, de rayer, de sur ligner, de s'en retirer, d'y revenir :

" Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion ? Où est passé ce chant... On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l'ont gardé. Et la morale, qui passait en cet endroit, ne présageant pas qu'elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur énergique, l'a vu se diriger, d'un pas ferme et droit, vers les recours obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui est du moins acquis à la science, c'est que, depuis ce temps, l'homme, à la figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombe souvent dans des accès de fureur qui le font ressembler à une bête des bois. Ce n'est pas sa faute. Dans tous les temps, il avait cru, les paupières ployant sous les résédas de la modestie, qu'il n'était composé que de bien et d'une quantité minime de mal. Brusquement je lui appris, en découvrant en plein jour son coeur et ses trames, qu'au contraire il n'est composé que de mal, et d'une quantité minime de bien que les législateurs ont de la peine à ne pas laisser évaporer. " (1)

Il se souvint qu'il lui avait dit qu'il fallait retrouver notre âme de panthère. La nuit prouvera qu'il avait raison, se dit-il.






à suivre

Philippe Chauché

(1) Les Chants de Maldoror / Isidore Ducasse Comte de Lautréamont / Garmier - Flammarion

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