dimanche 9 septembre 2012

D'un Château l'Autre




" En mai 1885, la princesse de Sagan organisa à Paris une somptueuse soirée déguisée, baptisée " bal des bêtes ". Commedia dell'arte et fantasia, falzars bizarres et fanfreluches, féerie pour une autre fois, il faut se figurer une fête carnavalesque, aux embruns vénitiens, avec vieilles maisons de guingois dans les eaux du n'importe quoi et gondoles tanguant sur la gaudriole. Les masques étaient variés, au sein de cette nouvelle arche de Noé : un coq et un canard trinquaient ; un dindon et un héron se pavanaient dans les salons ; renard, girafe, chouette et lion dansaient sous les lustres ; libellule, pie, colibri et oiseau de paradis étaient aussi de la party. Tout le gratin fin de siècle s'était pressé à cette animalerie. La duchesse de La Rochefoucauld-Bisaccia était évidemment là, accoutrée en pélican, alors qu'un autre La Rochefoucauld se produisait en loutre dans un coin sombre. Une baronne de Rothschild se trémoussait elle en chauve-souris, pendant qu'une autre Rothschild avait sorti la tête de panthère en plus de ses diamants. Vers minuit, la fiesta dérapa vraiment dans la folie : une nuée de femmes du gotha débarquèrent grimées en abeilles, les messieurs se mirent à singer des bourdons et tous se mêlèrent, s'embrassèrent, se palpèrent et se marchèrent dessus, perdant leurs bréchets dans le brouhaha et trouvant d'autres poitrines dans une transe échevelée, délirante - ébouriffante - abracadabra, zigzags et zizanie, dans mes bras ô toi tohu-bohu de la bouffonnerie définitive.
Cette franche débilité festive ne dérida pas Drumont le moins du monde. Dans La France juive, il revient avec sévérité sur le " bal des bêtes ". Il s'énerve tout rouge contre " l'avilissement de cette malheureuse aristocratie ", " ces abaissements ", " cette espèce de prostitution de soi-même ". Les La Rochefoucauld sont plus d'une fois montrés du doigt, accusés de fricoter avec le bouc émissaire de Drumont - " L'amour des Juifs, d'ailleurs, est très développé dans cette famille. " Le duc de La Rochefoucauld-Bisaccia est ici visé. Drumont voudrait qu'il soit " l'incarnation de la haute aristocratie, le représentant des idées de chevalerie, d'honneur et de foi. ", mais il s'est hélas " perdu dans les mauvaises fréquentations, les fréquentations de Juifs ". Drumont pleure " ce grand nom de La Rochefoucauld, qui rappelle des siècles d'héroïsme, des batailles gagnées " - et qui maintenant est lavé. Traîtres à la France du passé que ces La Rochefoucauld déguisés qui butinent et font les zigotos dans une ruche pleine de Rothschild ! " (1)

Ce qui caractérise notamment les antisémites c'est leur manque notoire d'humour, les temps n'y changent rien, leur plume comme leur corps ne savent sourire, et qui ne sait sourire, ne sait jouir.

à suivre

Philippe Chauché

(1) La Révolution française / Louis-Henri de la Rochefoudauld / L'Infini / 119 / Gallimard

2 commentaires:

  1. Voulez-vous dire par là que les antisémites manquent par nature d'humour, ou que qui que ce soit versant dans l'antisémitisme manque ce faisant d'humour ? Ceci pour engager la discussion.

    RépondreSupprimer

Laissez un commentaire