« Vers la fin novembre apparaît sur les étals un genre de tomate d’un orangé irritant et maladif, un orangé aux splendeurs fictives, aux fièvres acides. Le présentoir de ces fruits moulé comme un carton d’œufs empêche que des chairs ne s’entrechoquent ou s’éclatent ».
Rhapsodie curieuse est un livre de chants, de contes d’éclats, d’envolées, et de pirouettes dans et avec la langue. Au tout début était le kaki – un mot grec (diospyros), japonais (kaki), algonquin (piakimina) –, ce fruit rare qui se livre à nos yeux et à nos papilles vers la fin novembre, un fruit qui, comme l’auteur, en sait plus qu’il ne veut bien en montrer, et qui s’épanouit dans cette rhapsodie. Comme le petit livre d’Alexander Dickow, il faut ouvrir un kaki pour le voir, comme pour le croire d’ailleurs. L’écrivain, tel un rhapsode, porte sur la place littéraire ses contes – Vivaient en Chine un père avec un fils, Yang Wu et Yang Mo, apiculteurs l’un et l’autre… Dans un lointain tout au fond d’ici vivait un grand roi nommé Lev, généreux, sensible et tyrannique… – et notations, ses aventures où les phrases et les mots se décousent, se retournent, s’aiguisent, dans un livre singulier, qui comme le fruit dont il porte le nom, aiguise lui aussi l’appétit, avec une vive envie de langue et de langues.
Goûter les mots, goûter aux mots (l’éditeur Louise Bottu a tout d’un goûteur de romans), comme l’on goûte la chair d’un kaki, des mots râpeux ou âpres, des mots tanniques, acides, des mots et des phrases qui inventent d’autres résonnances, des mots et des phrases qui sont des approximations ajustées avec précision et rigueur. Les choses ont des noms, et les mots sonnent comme une romance.
« Les groseilles à maquereaux que mon beau-père appelait des pétasses,
Et puis la sucrée grenadille,
Le madd du Sénégal telle une bardane acidulée piquante,
Le durian fameux au fumet à nul fruit pareil, puis le coing frais et la carambole… »
Rhapsodie curieuse est le livre des fruits frais et des mots juteux. Un roman qui glane sur les étals des paysans et des paysages, en se décalant – rendre du jeu aux pieds –, quelques fruits juteux et colorés. Alexander Dickow, lecteur éclairé de Queneau et de Ponge, mais aussi de Rabelais, de Cendrars et de Tzara, se plaît à faire frissonner la syntaxe, et reconnaît aimer la justesse de l’entorse et du déboitement, ouvrez un fruit et tout adviendra. Alexander Dickow pratique l’art des digressions astronomiques. S’il semble s’éloigner de son sujet, et du kaki, s’il paraît vagabonder ce n’est qu’en apparence. Il suit son chemin, le kaki n’est jamais très loin, même lorsqu’il devient japonais. Il passe, non sans s’en amuser, du kaki aux nèfles et des nèfles aux mesles – … l’antique fruit d’hiver, originaire d’Asie Mineure, appelé aujourd’hui nèfle d’Allemagne, cultivé en Europe de l’Ouest depuis plus de deux mille ans, enfin tombé en désuétude et devenu inconnu, si ce n’est pour désigner une chose sans valeur, un rien. C’est un délice – et ce n’est pas rien ! Comme dans le conte du roi Lev, il énumère les noms des fruits qui glissent sous ses doigts, le temps d’en retrouver le velouté, le fruité, la couleur, le miracle, qui est n’est autre que celui de l’amour.
« Dans notre monde si étroit, une poignée de mots pour en dire un peu et moins encore qu’on pourrait toucher. Une poignée de mots comme un remède, une poignée de mots à se triturer en patience, comme Galatée façon Pygmalion ».
Philippe Chauché
Philippe Chauché
http://www.lacauselitteraire.fr/rhapsodie-curieuse-diospyros-kaki-alexander-dickow
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