" Plus souvent que vous ne pouvez le penser, je suis depuis (ce voyage) plongé dans un dialogue silencieux à deux voix (stilles Zwiegesparäch) avec Cézanne et son paysage – et sa montagne »
Martin Heidegger
« … vivifier en soi, au contact de la nature, les instincts, les sensations d’art qui résidente en nous »
Paul Cézanne à Charles Camoin
« Chez Cézanne, c’est bien la couleur en tant que telle (et non pas comme matière sensible pour une forme intelligible) qui, sans autre médiation que sa logique propre, est déploiement de l’espace comme configuration du monde »
Hadrien France-Lanord
Tout commence par une déclaration, celle de Martin Heidegger à Aix-en-Provence, le 20 mars en 1958 à l’Université. Le penseur, il préfère qu’on le nomme ainsi, s’adresse au recteur de l’Université : « J’aime la douceur de ce pays et de ces villages. J’aime la rigueur de ces monts. J’aime l’harmonie des deux. J’aime Aix, Bibémus, la montagne Sainte-Victoire. J’ai trouvé ici le chemin de Paul Cézanne auquel, de son début jusqu’à sa fin, mon propre chemin de pensée correspond d’une certaine manière ». La couleur et la parole trouve là son socle premier, ses fondations, la nature, la montagne Sainte-Victoire (devenue un des plus beaux espaces lyriques de l’histoire occidentale) et les chemins qui se croisent. Le peintre s’éloigne des Impressionnistes pour aborder un continent nouveau et unique, il voit et il écoute avec une rare acuité la nature qui s’offre à son regard et à ses oreilles, mais grande différence, différence fondatrice, il n’est pas copiste, mais il la fait surgir sur la toile, il la révèle. Une autre sensation opère et le peintre offre l’immensité, le torrent du monde dans un petit pouce de matière. Pour Martin Heidegger, chez Cézanne, le motif parle et rend le peintre à même d’entendre de manière toujours plus distincte cette parole qui le requiert (…) il peint ce qu’il entend, en tant que parole que lui adresse le déploiement d’être de la chose. Nous avons affaire à de grands voyants et d’attentifs écouteurs, qui savent lire la nature et les poètes, qui déploient sur la toile et la feuille, la nature-monde comme la parole-monde.
« Que peint Cézanne ? La montagne ? Non, mais la montagne en son apparition de motif, c’est-à-dire telle qu’elle le meut et lui parle : l’émeut », Hadrien France-Lanord
« La nature est couleur qui deviendra monde par la peinture », Paul Cézanne lettre à son fils le 8 septembre 1906.
« En son recueillement, voilà qui fait signe : le laisser-aller recueilli en pensée, la paix instante du silence de la figure du vieux jardinier Vallier, qui prend soin de l’inapparent sur le chemin des Lauves », Cézanne – Martin Heidegger version de 1974.
La couleur et la parole est le livre des présences : Heidegger et Cézanne en permanence, mais aussi, Hortense Fiquet, le jardinier Vallier, des anonymes, paysans, vieilles personnes, enfants, la montagne Sainte-Victoire, le Grand pin et les terres rouges, La carrière de Bibémus, ce vieux sol natal si vibrant, si âpre et réverbérant la lumière à faire clignoter les paupières et ensorceler le réceptacle des sensations. Présences de la parole, d’une ouverture, du laisser-être cher à Heidegger, que Hadrien France-Lanord met en lumière : « le sens le plus profond de être, c’est laisser ». Présence enfin d’un génie de l’invention qui signifie littéralement : laisser advenir. La couleur et la parole est enfin le livre du mouvement, la couleur chez Cézanne, qui est la mise en mouvement de l’espace (…) l’émotion de l’espace à l’état naissant, comme la parole chez Heidegger qui est la vibration rythmique la plus tendre. La couleur et la parole est un livre rare (comme on le dit d’un vin ou d’un livre), un livre traversé par un mouvement musical intense, par la liberté libre chère à Rimbaud, par un grand sens de la langue et du surgissement des mots, de leur profondeur rocheuse, comme dans les tableau de Cézanne où apparaît la Sainte-Victoire.
Philippe Chauché
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