« Quand j’étais enfant, mon père me racontait qu’il vivait, enfant, au milieu des girafes. C’est toutefois mon grand-père qui est le plus grand responsable de ce petit livre, même si mon père y est sans doute pour quelque chose, ainsi que son grand-père si je me souviens ».
L’ombre de la girafe est une affaire de famille et donc de littérature, famille je vous aime en pleine savane sous l’œil des girafes. Éric Poindron est un écrivain à la mémoire vive et à l’imagination sauvage. C’est un collectionneur qui habite un grenier sans poussière, mais riche de fantômes, de papillons, de peaux de bêtes, de sabliers, de livres très anciens, de mappemondes, de sabliers, de miroirs curieux, de chats dormeurs, de mille objets glanés dans les savanes urbaines qu’il parcourt du pas léger du poète iconoclaste et aventurier. L’écrivain amateur de Champagne compose une galerie unique, un cabinet de curiosité, une céleste bibliothèque, où nous ne serions pas surpris d’y croiser quelques saints oubliés, des visionnaires, des cartographes, mais aussi Voltaire, Jules Verne, André Breton ou encore Borges le voyant visionnaire, et dans un coin le regard d’une girafe. La girafe d’Éric Poindron dite anciennement camélopard et camélopardalis, ne manque ni d’attraits, ni de répondant. Un cirque s’installe dans l’enfance familiale de l’auteur et elle est là ! Il ouvre l’ouvrage d’un érudit voyageur, elle se taille la part belle !
Comme d’ailleurs la licorne, qui vit dans la région des Montagnes de la Lune. Et tout porte à croire que les deux fabuleux animaux se soient un temps croisés, comme ils ont croisé l’enfance de l’écrivain. Les cirques conteurs d’histoires et montreurs de bêtes merveilleuses s’invitent chez Poindron, comme chez Jacques Tati, son élégant prédécesseur. Les cirques où parfois sommeille une girafe – « Approchez ! Vous allez voir des choses que l’on ne voit qu’au cirque ! Le magicien qui transforme les chats en poule, les girafes tête en l’air, le lama qui fait des bulles de savon, le cheval qui fait des additions compliquées… ». Le rideau s’ouvre souvent sur Lewis Carroll dans les petits livres d’Éric Poindron, qui possède l’art majeur du conte à dormir debout sur ses longues jambes colorées, les oreilles tendues vers le moindre souffle poétique, le moindre mouvement d’une phrase, il passe du cirque au Jardin des Plantes, en un tour de magie. Car Éric Poindron est également magicien, et parfois alchimiste, mais ne le dites à personne !
« C’est Frère Marcel qui me fit découvrir François Levaillant et son Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, par le cap de Bonne-Espérance, dans les années 1780, 81, 82, 83, 84, et 85. Une belle édition à mes yeux d’ignorant, je devais la lire sur place. Tous les souvenirs de l’enfance revenaient. Le grenier, les histoires de mon père, les ancêtres. Et comme il me plaisait, ce Levaillant qui croyait à ses rêves et à l’existence des girafes ».
Éric Poindron fréquente fidèlement des défricheurs, des géographes, zoologistes, découvreurs de forêts inconnues et d’animaux inimaginables, montres et prodiges, des aventuriers qui sont les premiers à humer, à inventer des histoires que des chasseurs leur ont peut-être raconté, et l’on y croise parfois une girafe et son ombre. Ils ont pour nom : Antoine Mongez – Moyse est le plus ancien écrivain qui ait parlé de la Girafe, qu’il appelle Chameau-Panthère – Oppien de Syrie – ô toi dont la puissance a revêtu de la robe des panthères cette espèce de chameaux embellie des plus riches couleurs –, François Levaillant, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire ou encore André Thevet. Éric Poindron nous entraîne ainsi au Jardin des Plantes, au Sennaar, sur les Côtes de la Mer Rouge, dans quelques rues de Paris où l’on croise Gille Lapouge, dans des livres rares et des boîtes de Pandore, à la recherche de son enfance de girafe, qui baille lorsqu’on l’oblige à rester à l’école. Ce petit livre est un écrin rare, où se blottissent girafes et girafons, un écrin d’enfance, comme une boîte à miracles, à malice, à surprises, une boîte à souvenirs et à plaisirs lettrés partagés.
« Ça arrive comme une vague.
Cette nuit-là, j’ai compris ce qu’était une voix blanche. La voix de Jérôme était blanche.
Maintenant, les souvenirs affluent. Ça arrive comme une vague ».
C’est une vague qui emporte François et sa fille Bahia, ce jeudi 26 décembre d’une année qui n’existe plus, sur une plage de l’île de La Graciosa aux Canaries. Une vague venue de loin, invisible, va harponner François et sa fille, une vague silencieuse qui donne le jour à un livre inspiré et profond. François, portrait d’un absent oscille entre le roman et le récit, dans le battement au cœur du souvenir, des souvenirs partagés. Des souvenirs comme des apparitions, qui se glissent avec grâce dans le livre, avec cet art unique de faire apparaître les disparus, de consacrer une présence, de rendre à la vie ceux qui s’en sont absentés. François, portrait d’un absent, comme une vague fait surgir le passé commun des deux amis, leurs quatre cents coups, les années lycée, leur densité poétique, les années où se mêlent musiques et ivresses, un œil sur Monk, et une oreille à l’écoute de Leonhardt, des musiciens poètes, l’un danse, l’autre s’envole, ce sont deux oiseaux musiciens aimés de la beauté, comme l’était François.
« Les amis sont des pierreries, des joailleries : on les perd de vue, on les oublie, on ne sait même plus où on les a rangés, et puis un jour ils ressortent du coffre et le miracle à nouveau se produit ».
François, portrait d’un absent, cinéphile et cinéaste, est une plongée dans les années fastes, où dans certains cinémas nos deux amis peuvent tout voir au Studio Bertrand à Paris : Au milieu de l’après-midi, c’est La Charge héroïque : on part à la chasse avec le comte Zaroff et les vampires de Feuillade. Le soir, on croise des yeux sans visage : Un condamné à mort s’est échappé ! Sueurs froides… Gary Grant nous regarde et nous dit : « Tout le monde veut être Gary Grant. Même moi, je veux être Gary Grant ». François, fort de ce savoir, de ces immersions et de ces passions, deviendra cinéaste. Un film présage de ce livre, Thierry, portrait d’un absent, tourne en boucle, un documentaire qui saisit la vie qui tremble et qui chute, un film qui irrigue l’écriture de Michaël Ferrier, l’histoire d’un homme qui va au bout de ses forces, d’un jeune homme perdu, oublié, à la rue. Puis le Japon viendra illuminer la vie de Michaël Ferrier, il y est toujours, et un temps, en écho, celle de son ami. Le Japon ce grand pays de la disparition. Celui de Tanizaki, de la mer Intérieure (qui donnerait un beau nom à un futur roman), de Mizoguchi – Quand Mizoguchi filme, on dirait qu’il ne filme pas –, Tokyo – la ville des bars qui sont à la fois des retraites et des refuges, des tanières et des sanctuaires–, puis un projet commun qui se transformera en brouille, un brouillard, une confusion, une nuée.
« La mer, cette prodigieuse masse d’eau… Mais où est la ligne clignotante du rivage, le détroit tout à coup a changé de face. Que peux-tu faire contre la mer ? Il faudrait que la houle s’apaise, il faudrait qu’un bateau vienne. Mais la mer a tout son temps, c’est une immense patience d’eau, de sel et d’algues, un appareil à regarder le temps ».
Michaël Ferrier n’a pas voulu écrire un tombeau poétique ou une oraison funèbre pour son ami disparu, mais une longue et belle évocation de leurs années communes. Le portrait d’une jeunesse sacrée, d’un courant d’air, d’un cinéaste, d’un mélomane, d’un homme de radio – les pages consacrées à la radio et à ceux qui l’inventent dans les studios de France Culture sont splendides –, d’un ami retrouvé. Son écriture est une excavatrice et une motrice, elle repère loin sous les mots les pépites de feu, la vie, la mort, le sexe, temps (1), elle sait, magie blanche de l’écrivain (comme le deuil au Japon), (re)donner vie à la vie, faire apparaître en une phrase ceux que l’on pensait disparus. L’écriture de Michaël Ferrier possède l’art de nous faire voir et entendre la merveilleuse mémoire retrouvée.
« Combien étaient-ils sur ce rafiot ? Trois cents, quatre cents peut-être, autant d’anonymes, une maille indémêlable de récits distincts, contradictoires, la concentration d’une société perdue, en réduction, mouvante… la catastrophe et l’inhérent combat des probabilités regroupés sur le pont d’un bateau ».
Alors que l’on se bat, que l’on fuit, que l’on souffre, que l’on se cache, alors que le temps paraît figé, que l’horreur se conjugue au présent, que l’on dénonce et que l’on résiste, des hommes, des femmes et quelques enfants attendent de pouvoir quitter Marseille pour embarquer sur le Capitaine-Paul-Lemerle. Au cœur de cette concentration d’une société perdue, des Espagnols qui ont perdu la guerre, des Juifs chassés d’Europe, des relégués, des réprouvés par les serviteurs zélés de Vichy, des artistes, des écrivains, et des révolutionnaires en exil permanent. Ils sont là sur le pont du Capitaine, certains s’y font prendre en photo, une première et peut-être une dernière fois : Victor Serge, Anna Seghers, Germaine Krull, André, Jacqueline et Aube Breton, Wifredo Lam, Alfred Kantorowicz, Claude Lévi-Strauss, Jacques Rémy.
Ils prennent le large, et Adrien Bosc les accompagne. Il saisit chaque mouvement, chaque phrase, compile, note, invente. L’écrivain navigue toutes cheminées dehors, pilote son esquif romanesque vers le Nouveau Monde, vers la liberté. Ce sont des voyants qui prennent le large, alors que les assis haineux les traquent. Ce condensé d’une Europe vivante se glisse dans les cales et sur le pont du Capitaine-Paul-Lemerle, ce navire inhospitalier et rageur. Tout l’art de Capitaine est de saisir ce glissement, ce mouvement vers d’autres terres, d’autres villes, de s’emparer des lettres échangées, de ces mots volés à la marée, par l’ampleur de son style, par ses phrases qui ressemblent à une longue houle venue du large. On sent le vent les gonfler, leur donner cette densité, cette force, cette légèreté qui n’appartient qu’aux romanciers aventuriers, à ceux qui croient dans les folles histoires qu’ils racontent et qu’ils écrivent.
« Dès 5 heures 30 le soleil martyrisait le pont, une chaleur écrasante, pesante, brûlant la bâche jusqu’à changer l’abri en étude – ainsi, à peine couverts d’un trait de lumière, les passagers s’éveillaient et arpentaient le pont comme des revenants, hagards, l’œil perdu au loin, à la recherche de l’île. On vit rassemblé à l’avant du cargo un trio qu’on rêva plaisanter entre chien et loup – André Breton, Claude Lévi-Strauss, Victor Serge ».
Capitaine fait défiler au jour la nuit les tensions marines, des jours passés à regarder le ciel, à fixer le large, à traquer les mouettes, des nuits à rêvasser, à parler, à écrire – comme cet échange savoureusement savant entre Claude Lévi-Strauss et André Breton sur les rapports de l’œuvre d’art et du document. Les plumes des stylos volent sur le pont du cargo, et l’encre verte met du temps à sécher. Les idées et les rêves s’envolent pour mieux se fixer. Merveilleux extraits du journal de Victor Serge – De quel énorme brasier approchons-nous ? L’espace s’emplit de chaleur, mer uniformément grise, temps couvert. Calme dissolvant, puis légère excitation nerveuse. « L’ambiance équatoriale », dit Lévi-Strauss –, témoins du temps qui s’écoule, de ce qu’ils imaginent, de ce qui s’annonce là-bas, ils écrivent. Claude Lévi-Strauss à ses parents – De ce qui se passe dans le Monde, je ne sais à peu près rien depuis un mois, et le peu que je sais m’enlève toute envie d’en connaître davantage… Ils cimentent leurs espoirs au gré des instants partagés, au gré de l’humeur des vents marins et de l’équipage, des rumeurs et des rancœurs, seule certitude, ils savent qu’ils quittent l’hiver pour l’été.
« Il prit l’exemplaire de Tropiques sur la pile d’invendus, consulta l’ours comme le font les indifférents, lut le sommaire, et plongea, comme il le raconte, dans le premier bain de mots – l’éditorial signé de tous, écrit par Aimé et Suzanne. Acceptons que cela se fait ainsi, qu’il fut frappé de ce que l’on appelle révélation ; que, sceptique, certain de n’y trouver qu’une gerbe de mots bourgeois et idiots, un pioupiou des îles, il tomba sur une parole, une vraie, plus sombre, plus frappante, acérée et saillante, prête à creuser profond ».
Nous sommes le 27 avril 1941, l’heure de la Libération n’a pas encore sonné en France, mais à Fort-de-France, André Breton découvre la poésie d’Aimé Césaire, publiée dans une revue éditée avec goût, qui se propose, rien de moins, de lutter notamment contre le Mépris des couleurs de la vie. Beau programme, qui pourrait inspirer un Nouveau Manifeste des Surréalistes. La rencontre a lieu le lendemain – autour de la table, on trouvait René Ménil, Aimé et Suzanne Césaire, Breton et Jacqueline. Il y avait des rires, de la joie et pas mal d’esprit, sans jugement ni fausse distance. Un incendie couve sur l’île, une nouvelle aventure peut s’écrire. Comme dans son précédent roman, Adrien Bosc mise sur les hasards objectifs, les heureuses incertitudes, les signes du destin, et le destin accompagne souvent les beaux romans. L’écrivain possède cet art peu partagé de voyager avec ses personnages, ses phrases ont ce parfum déjà croisé dans les Mers du Sud, de Stevenson à London, comme chez Cendrars, il y a cette manière si particulière, de saisir le temps qui file, d’éclairer les temps troublés et incertains. Il y a de la grâce chez cet écrivain, de la grâce, de la ruse et du style. Tout y est évident, jamais forcé, jamais appuyé, tout y est juste et accordé, mis à l’épreuve du doute, comme André Breton dans le salon du Gran Hotel de Ciudad Trujillo misant sur l’audace et la beauté en réponse aux horreurs de la bête aveugle. Capitaine tient le même pari, et c’est brillamment réussi.
Philippe Chauché
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