lundi 12 avril 2021

Et la guerre est finie... de Shmuel T. Meyer dans La Cause Littéraire

« Les surprises entrent et ressortent par la porte. Il y a celles à qui l’on offre un rafraîchissement, puis un cœur, puis l’immense malheur engendré par l’absence » (51 rue Sholem Aleikh’em, Les Grands Express Européens). 
« Jamais, mon amour, ma terre bien-aimée, je ne me suis senti plus confiant, faible et puissant, que lors des nuits d’été où tu m’accompagnais, répétant sur mes lèvres « homme libre enfin déraciné » (Avec la terre, Kibboutz). 
« Il faut dans la vie des déclics, des concours de circonstances. Les fatalistes appelleront ça le hasard, les mystiques, la providence, moi j’appelle ça le Dibbouk, une obsession » (Saul’s Lament, The Great American Disaster). 



Trois livres comme trois prières qui se glissent dans votre oreille : l’une glaçante née des décombres de la guerre et de la destruction des Juifs d’Europe, l’autre troublante, comme l’est la naissance d’une nation, restitue des éclats de joie et des larmes du kibboutz où le narrateur fait ses armes, et la troisième qui porte les traces d’une guerre américaine lointaine, la Corée et ses hommes blessés, dans une ville qui invente le jazz et les passions et que hantent des morts qu’un policier solitaire ne peut oublier. Trois livres, peuplés de nouvelles, des déclics où triomphent l’imaginaire, l’amour, la douleur et la nostalgie. Et la guerre est finie… est un livre de miniatures, de courts textes aux couleurs vives, rouges et noires, même sous la grisaille de New-York, un roman multiple, tout en délicatesse et petitesse, tout en finesse, des nouvelles traversées par une force, une vibration, une musique qui les rend uniques et troublantes. Miniatures romanesques, à l’image de celles du saxophoniste Lee Konitz, ou du Duke qui s’invitent à pas feutrés dans The Great American Disaster. Shmuel T. Meyer possède cet art unique de saisir en trois phrases un instant, un visage, un paysage, un drame – Elle était immobile sur les rails, lorsque le long train, tiré par la locomotive diesel verte arriva, soulevant sur son nez des gerbes de neige –, une chute, un éclair de joie, une mort annoncée, les lumières d’un café qui résiste à la nuit, le wagon d’un train de luxe qui traverse l’Europe, et d’en faire un roman de quelques pages. Il n’est jamais bavard, il ne prend pas la pose, il écrit comme un peintre dessine sur le motif, c’est vif et brillant, net et tranchant, attentif et touchant. C’est précis et délicat comme l’ornement d’un parchemin précieux. 




« Je me dessinais des blessures de héros à l’épaule. J’étais le fils d’une tombe blanche, à deux pas du verger » (Kikar Dizengoff, Kibboutz). 
« Via del Corso, la vie marche au pas de la mort. Clara ne cherche pas d’arcade pour cacher sa peur, le soleil est trop éclatant pour cette armée de cuir et d’acier » (Caffè Greco, Les Grands Express Européens). 




L’écrivain est un voyant qui nous fait littéralement et littérairement voir ce qu’il écrit. Si la guerre qui ravagea l’Europe est finie, les nazis et les fascistes vaincus, comme après un tremblement de terre, ses répliques se ressentent encore, comme se ressentent celles de la guerre de Corée pour ces américains qui tremblent et laissent le mauvais alcool les désarçonner. La guerre est aux portes du kibboutz, et de jeunes soldats s’effondrent fauchés par ces vents mauvais – Le 7 juin de la même année, le dernier des garçons d’Albert brûla avec deux de ses camarades dans la nacelle de son tank –, comme tombe Yitzhak Rabin, crime des crimes, qui secoue le kibboutz et toute une nation. L’écrivain travaille à la feuille d’or, au fil de soie, et tisse ses courtes histoires, ses fils ténus qui les lient et les relient. Des histoires de héros invisibles, de Juifs qui fécondent la terre d’Israël – Sur le chemin du retour, Esther, juchée sur mes épaules, bourdonnait en caressant l’air tiède, bras tendus vers le ciel, les phalanges serrées sur ses bouquets de cerises –, de disparus qui irriguent les corps de ceux qui se souviennent, de survivants qui gardent les yeux ouverts, sur une guerre dont les cimes des montagnes portent les stigmates, d’un policier sentimental et nostalgique, qui n’oubliera jamais le corps de Tal Hammerstein, qui flotte sur l’East River, un putain de dimanche de janvier. Shmuel T. Meyer sait l’effroi, la douleur, les attentions, les regards, les paroles qui font la force de l’art romanesque. Sa trilogie est exceptionnelle par sa force et sa vision – les bons écrivains sont dotés d’une vision affûtée, ils voient entre les lignes qu’ils écrivent, derrière les yeux de leurs personnages – d’un monde qui ne peut oublier la Catastrophe, et qui pourtant en déclenche de nouvelles, nous allons vers l’effroi. Shmuel T. Meyer est un écrivain de la mémoire, de la nostalgie vive, de la chute et des tragédies, mais aussi de la joie où se noie la douleur. 

Philippe Chauché

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