" Sa bibliothèque était un bouclier contre le monde " : une phrase saisie au vol en écoutant un de ces derniers jours, un opus des " Nouveaux chemins de la connaissance " du lumineux Raphaël Enthoven consacré à " Anatomie de la mélancolie " de Robert Burton. La lecture d'extraits de ce livre inconnu, de cet auteur inconnu, me plongea dans une belle euphorie. Rien n'est meilleur, me soufflait un jour un ami, spécialiste en désespoir sur l'écume des vagues, que l'humour noir des désespérés chroniques et des nostalgiques amusés.
Je n'ai évidemment pas lu cette " Anatomie " bouillonnante, mais je me propose ici de vérifier si la mienne, bibliothèque, pourrait me servir de bouclier contre le monde.
Regardons-y d'un peu plus près : premier livre à s'imposer, par une amicale contagion mélancolique, le " Traité du cafard " dont j'ai déjà ici dit tout le bien que je pensais, ouvrons, lisons :
" Les peintres ont créé les paysages. L'inconvénient est que, dans le même temps, ils ont engendré les sports de plein air et le tourisme. " (1) Voilà bien un aphorisme que Groucho Marx regrette de ne pas avoir écrit. Poursuivons : " Ma mémoire est atteinte d'incontinence nostalgique. " (1) ou encore quelques lignes plus loin : " Le plaisir a ses limites que le désir ignore " (1) et : " Avant d'aimer une femme, exiger d'elle un curriculum vitae sentimental " (1), l'auteur amateur de champagne rosé et de belles étoffes, offre ses aphorisme avec le brio que mettaient les frères Marx à détruire les pianos et les ascenseurs. Réjouissant !
Il n'est pas surprenant, que la Lame des amuseurs mélancoliques s'invite aussi :
" J'ai toujours vécu avec la conscience de l'impossibilité de vivre. Et ce qui m'a rendu l'existence supportable, c'est la curiosité de voir comment j'allais passer d'une minute, d'une journée, d'une année à l'autre. " (2) ou encore tout aussi piquant : " Il fut un temps où écrire me semblait chose importante. De toutes mes superstitions, celle-ci me paraît la plus compromettante et la plus incompréhensible. " (2), toujours du même, mais ailleurs : " Qui n'a jamais écouté l'orgue ne comprend pas comment l'éternité peut évoluer. " (3) mais aussi : " La tristesse - un infini par faiblesse, un ciel de déficiences... " (3) J'aime la profonde opposition qui nous unit, cette discorde amusé qui nous relie, par delà le bien et le mal, j'aime à savoir le roumain sidéré par mes balivernes d'écritoire.
Voici des boucliers qui devraient en faire trembler plus d'un, et ils n'ont encore pas tout vu et tout lu :
" Ils pénétrèrent dans le wagon-lit ensemble.
Ils achetèrent le silence du contrôleur avec un billet de banque.
Il souriait en leur indiquant le compartiment.
Lorsqu'ils furent au lit, dans sa chemise de nuit de soie fraîche, elle se colla à lui et dit :
" Comment vous appelez-vous ?
- Sjalof.
- Que faites-vous ?
- Acteur et manager.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- J'ai abandonné la carrière d'acteur, du moins pour le moment, pour aller en Amérique du Sud et trouver des filles pour le bordel d'un ami. Je suis acteur dans un théâtre de banlieue, mais ça me satisfait pas, car on joue des choses embêtantes et ça ne paye guère. Les filles pour le bordel rapportent beaucoup plus.
- C'est moi que vous voulez comme fille de bordel ! Est-ce cela votre intention ?
- Vous êtes folle ! dit-il. Vous, je vous aime, mes yeux se sont justement ouverts ce soir sur...
- Sur quoi ?
- Sur le fond riche et fort que peut cacher une froide fille de bordel dont on ignore tout, sinon qu'elle couche avec vous. Cette mer de feu qu'il peut y avoir derrière une froideur apparente et une coquille dure, exactement comme il y a une mer de feu sous la croûte terrestre. " (4) Reste une question : comment aujourd'hui avoir cet amusant dialogue dans un train à grande vitesse ?
à suivre
Philippe Chauché
(1) Traité du cafard / Frédéric Schiffter / finitude
(2) De l'inconvénient d'être né / E. M. Cioran / Oeuvres / Quarto - Gallimard
(3) Le crépuscule des pensées / d°
(4) Des êtres se rencontrent et une douce musique s'élève dans leurs coeurs / Jens August Schade / traduct. Christian Petersen-Merillac / Éditions Gérard Lébovici
vendredi 20 février 2009
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Votre propre vérification auprès de votre bibliothèque pour faire l'état des lieux sur les "quelques" boucliers contre le monde m'a fait réaliser à quel point cela doit être merveilleux de séjourner chez vous, pour ce qui a l'air de ressembler davantage à la caverne d'Ali Baba qu'à l'entrepôt des armes de Vercingétorix !
RépondreSupprimerMais, je vous rassure, vos boucliers brillent !
Tellement que l'on peut s'y refléter dedans. Ils renvoient une image de soi grossie par des couches épaisses de nostalgie, tel un miroir déformant qui finit par nous faire piquer un fou rire.
Je suppose que vous avez au moins un C.A.P. en matière d'utilisation de bouclier !
Sinon, pour répondre à l'énigme du train, j'aurais peut-être une solution :
prendre le bateau.
M.