« Étant donné mon habitude invétérée
d’écrire des chroniques chaque fois qu’on m’invite dans un endroit étrange pour
que j’y fasse quelque chose de bizarre (avec le temps je me suis rendu compte
qu’en fait tous les lieux me semblent étranges), j’ai eu l’impression de vivre
une fois de plus le début d’un voyage qui pouvait finir par se transformer en
un récit écrit dans lequel je mêlerais comme tant d’autres fois perplexité et
vie en suspens pour décrire le monde comme un lieu absurde auquel on accédait
par le biais d’une invitation très extravagante ».
Enrique Vila-Matas est un écrivain du réel. Comme
le philosophe Clément Rosset, il prend le réel très au sérieux, ce qui veut
dire qu’il s’en amuse, qu’il en joue comme un chat avec une pelote de laine.
Plongés dans le réel, l’un et l’autre, ne manquent pas de provoquer par leur
style mille éclats de fictions dont ils vont nourrir leurs écrits, à moins que
ça ne soit leurs écrits qui nourrissent ce qu’ils sont en train de vivre. Enrique
Vila-Matas est un joueur vagabond qui écrit des livres où il ne cesse
d’enquêter sur sa propre énigme, ce qu’il est, ce qu’il vit, ce qu’il pense, ce
qu’il voit et finalement ce qu’il écrit.
Dans Impressions de Kassel, sa
dernière énigme, l’écrivain catalan reçoit un appel téléphonique d’un bien
étrange correspondant, l’invitant à dîner chez un couple irlandais qui souhaite
lui révéler une bonne fois pour toutes la solution de l’univers,
la voix qui se présente comme étant celle de Maria Boston est très
chaude et très belle, et même s’il s’agit d’une plaisanterie, notre
écrivain accepte de la rencontrer. Mais c’est une autre qu’il verra, point de
couple irlandais à rencontrer et écouter, mais une invitation à se rendre à la
Documenta de Kassel, pour y découvrir les œuvres d’artistes contemporains et
passer tous les matins dans un restaurant chinois pour écrire sous les yeux du
public. La poupée gigogne romanesque est en marche.
« J’ai remarqué pour la première fois de ma
vie que je ne trouvais pas drôle du tout de me sentir à l’intérieur du roman
d’un autre, en l’occurrence à l’intérieur d’un livre de Robert Walser. Il était
peut-être poétique de penser que, de la même manière que dans La
Promenade, il se faisait tard et tout devenait noir, mais il me semblait
plus opportun que celui qui avait écrit le livre, autrement dit Walser, vive ce
moment et non pas moi ».
Enrique Vila-Matas entre dans ce livre à pas de
velours, comme s’il traversait un miroir s’ouvrant sur un second, puis un
troisième, c’est Alice au Pays de l’art contemporain. Et s’il lui arrive de se
poser, c’est pour ronronner de sa cabane à mots et douter de ce
qu’il est en train de vivre, ou d’écrire. L’écrivain pratique l’art de la
suspension, du mouvement, du retrait, du doute, du saisissement de l’instant,
face à son corps qui parfois se met en retrait et à l’art contemporain qui au
détour d’un chemin ou d’une rue s’impose à sa vue et à son imaginaire. Dans un
réel bonheur complice (sa rencontre avec son amie Sophie Calle), au centre de la gravité
(Study for Strings de Susan Philipsz), dans La
dernière saison des avant-gardes qui toujours recommence.
« J’ai pensé au monde de l’été, au monde des
morts et des naissances, au monde des collapsus et des rétablissements, des
tempêtes et des accalmies : le cycle infini des idées et des actes, de
l’invention infinie, de l’expérimentation en principe perpétuelle ».
L’expérience contemporaine de l’écrivain, car
c’est de cela qu’il s’agit, tisse un roman lumineux, fait de mille fausses
pistes, d’éclatants retournements, de musiques, d’installations, de hasards
joyeux et douloureux, d’éclats de rire, de changements d’identités, de
fatigues, et d’une causerie de haut vol, où l’écrivain se livre au jeu des
combinaisons hasardeuses, sans jamais se prendre au sérieux.
« J’ai continué en parlant des écrivains
contemporains, dont j’ai dit qu’on peut affirmer qu’ils s’appellent tous Wyatt
et ont en principe hérité de la flamme du sacré en littérature, mais rares sont
les fois où l’on peut vérifier qu’ils sont vraiment Wyatt ».
Philippe Chauché
http://www.lacauselitteraire.fr/impressions-de-kassel-enrique-vila-matas
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