« A chaque fois, les premières semaines, avec les hommes elle essaie de garder ses secrets. Mais ces secrets sont trop lourds et les évidences sont là, impossibles à dissimuler : elle n’a plus ses parents. Elle ne dit pas qu’ils sont morts, ou disparus, ou qu’elle les a perdus, non, elle dit : Je ne les ai plus. Ou parfois, plus violemment encore : Je n’en ai pas, comme si ses parents avaient été à jamais inconnus, ce qui n’est pas le cas puisqu’elle porte leur nom ».
Si Marc Pautrel était musicien, nous pourrions dire de lui qu’il marche sur les pas de Paul Bley, concision, précision, immersion dans la mélodie, dans sa structure, ses échos, richesse de l’harmonie, qui montent de son clavier comme une brise légère venue du large. Si Marc Pautrel était peintre, nous pourrions évoquer les dessins de Matisse, feuilles, arbres, visages de femmes, natures endormies, ligne pure, trait blanc, net, face à face avec le modèle, travail permanent sur le motif.
Marc Pautrel écrivain, et donc musicien et peintre, est saisi comme Osiris par la puissance magique des mots et des phrases, leur faisant tout simplement dire ce qu’ils ont à dire, du temps et d’un corps qui sombre, se relève, s’élève, jusqu’au rêve de la délivrance. Son Orpheline ne cesse de parler en même temps que les larmes lui viennent. Ses mots : la perte, l’absence, mais aussi l’exil, l’isolement, et par instants, l’embrasement du motif : les Landes, ses arbres, l’océan, le Mexique, son petit autel édifié sur une colline pour la Nuit des Morts, ses rêves, son amoureux mathématicien et le tremblement permanent de son enfance.
« Elle est au bras de son amoureux, le temps s’est arrêté, elle est heureuse. Le couple passe devant une vigne vierge agrippée au mur de pierre d’une des propriétés qui longent la rivière, les feuilles en cette saison sont devenues écarlates, on dirait qu’elles s’enflamment, elle veut prendre en photo son compagnon devant cette vigne vierge mais il refuse et la prend, elle, en photo, superbe chevelure noire découpée sur le rouge du feuillage, les yeux sombres allumés comme des feux ».
Marc Pautrel, écrivain, a l’attention, la précision d’un musicien et d’un peintre pour harmoniser ce portrait de femme, Orpheline, hantée par la perte de sa mère et les reproches anciens qui ont fissuré son âme, et qui avec l’alternance métrique des marées et des vagues recouvrent son corps d’écume blanche. Après l’esprit de la forêt qui illuminait L’homme pacifique, la femme d’Orpheline est traversée par d’autres esprits des lieux. Marc Pautrel n’écrit pas de nulle part, mais de ce territoire entre terre, dune et océan, territoire d’écrivains – Montaigne, Mauriac, Sollers, Veilletet, Manciet – où le tressaillement des corps s’accorde à celui de la nature, des larmes comme un Mascaret qui inonde le visage de son Orpheline.
« Elle entend les oiseaux dehors qui continuent leur concert perpétuel, dialogue entre les merles et les pies, les martinets et les pigeons, les moineaux, les mésanges, elle les reconnaît tous. Ils ont été son plus grand bonheur, avant les voyages, avant les hommes, avant la musique, avant le soleil, avant les fleurs, et les fruits, et tous les arbres du printemps, les oiseaux et seulement eux ».
Vitalité du style, de cette manière si particulière, si attentive, patiente, précieuse, délicate, de Marc Pautrel écrivain. Ses romans sont toujours très courts – leçon de courtoisie –, vifs, concentrés sur son récit qu’il tient en main comme la bride d’un cheval de course. L’Orpheline comme Polaire ou Un voyage humain sont nourris de cette ambition romanesque : dire peu pour dire vrai. Choisir avec une belle précision romanesque chaque phrase et croire dans leur équilibre, qui révèle l’Orpheline, son destin, ses passions, ses terreurs, ses rêves, ses joies, ses éblouissements, et cette révélation est à prendre au mot. L’Orpheline est là, d’une présence renversante, motif vivant. Marc Pautrel porte à ses phrases la même attention qu’un musicien aux notes qu’il glisse dans sa grille harmonique, la même passion qu’un peintre déploie dans son dessin face à son motif.
Philippe Chauché
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