« J’étais
parti. Quand tout était devenu trop confus dans ma tête. Une sorte de
déserteur. Déserteur au temps du fleurissement de la nation. A l’arrivée des
magnats allemands, des investisseurs américains, des émissaires européens, du
vent de la liberté, des foules libérées en costume-cravate, des grosses
berlines, des crédits à la consommation, des Tesco ouverts vingt-quatre heures
sur vingt-quatre, j’étais parti. »
Marek,
le déserteur, revient, comme l’on revient toujours sur les lieux du crime. Il a vécu sous la glace communiste, puis au
centre de La Révolution de Velours,
avant d’aller voir ailleurs, ce qui s’y danse, de l’autre côté de l’Atlantique.
Il revient à Prague, pour y saisir ce qui s’y trame, y retrouver Jakub et
Katarina, ce passé ensorcelé que le temps précipite dans une dérive qui ne
débouche sur rien, sauf sur quelques frémissements de nostalgie. Le Théâtre des Opérations n’a pas vraiment changé, on y boit toujours beaucoup, la
drogue circule, les corps se vendent et se louent en plein jour. Les personnages
de Timothée Demeillers ne croient plus à grande chose, ils dérivent entre deux
arnaques, et trois mauvaises passes. A croire que tous les malfrats de l’Est se
sont installés à Prague, à croire que tous les promoteurs véreux de la planète
s’y sont donné rendez-vous, à croire que le velours de la révolution cachait en
ses trames des lames de rasoir, et ce n’est pas le Roi qui est nu, mais son
peuple.
« Du
lait, c’était du lait. De la farine, de la farine. Du poulet, c’était du POULET
merde, pas de l’émincé de volaille aux herbes de Provence et à la truffe
blanche d’Alba. Mais tous voulaient du choix, de la couleur, et puis des
ingrédients exotiques. Alors ils ont pris leurs clefs, leurs drapeaux, et ils
sont sortis faire du bruit, faire tomber ces dinosaures qui trônaient là-haut,
sans partage et sans compassion, dans des sphères grises et poussiéreuses
depuis Mathusalem. »
Timothée
Demeillers a trempé sa plume dans le vitriol pour écrire ce premier roman,
marchant sur les pas de Thomas Bernhard avec la même souplesse de style. Et
s’il y a de la matière à Prague, la manière de s’en saisir en fait un roman acide,
terrifiant, volcanique, dont les phrases retombent en mille éclats acérés,
comme des mines anti-personnelles. Prague
à la dérive et son faubourg est
ravagé comme le sont ces hommes qui s’enlisent dès le petit matin aux comptoirs
des cafés.
« (Pourtant),
quinze ans plus tard, ces mêmes beautés florissantes, gracieuses et agiles
avaient fané avec le temps, et s’étaient enracinées au paysage, composant, au
même titre que la flotte, le béton, le gris, les capotes, les vieux toboggans,
les skinheads et les seringues, un bien triste tableau de désolation
urbaine. »
Marek
le déserteur va repartir comme il était venu, une dernière désertion qui sera
la bonne, Jakub et Katarina à jamais enfouis dans ses souvenirs, glacés comme
son quartier du faubourg est aux
prises avec de nouveaux acteurs de l’Avenir
Radieux. La ville sombre comme sombrent les ombres portées de ces jeunes
gens pressés d’en finir avec l’ancien et le monde annoncé. Prague, faubourg est, est
un livre racé, un tremblement littéraire qui n’en a pas fini de précipiter les
corps et les âmes de ses personnages dans un volcan en perpétuelle irruption.
Philippe
Chauché
http://www.lacauselitteraire.fr/prague-faubourgs-est-timothee-demeillers
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