dimanche 20 septembre 2015

Marc Pautrel dans La Cause Littéraire

 
 
 
 
 
 
La Cause Littéraire : Marc Pautrel vous semblez aimer les petits livres, comme vos deux précédents romans, « Polaire » et « Orpheline », votre dernier opus « Ozu » est un court roman, bref et vif, dans tous ces cas c’est un choix littéraire ?
 
Marc Pautrel : La brièveté, c’est plus un état de fait qu’un choix. J’aimerais écrire des romans plus longs, mais il semble que le format court soit ma meilleure forme d’expression. Pendant l’écriture, quand je relis mon premier jet du texte, à chaque fois je coupe tous les passages moins intenses, les moments où rien n’arrive, tout ce qui obscurcit la compréhension et disperse le lecteur. Je resserre toujours, je cherche à procurer des émotions intenses et donc il faut que je sois précis, efficace, que j’aille à l’essentiel, mais évidemment, à force de couper des passages, à la fin il ne reste plus que 80 pages de texte.
En outre, chaque fois que c’est possible, j’essaie de suivre un fil chronologique, ce qui permet de s’appuyer sur la sensation dramatique du temps qui passe, a fortiori quand la vie décrite contient elle-même des drames personnels, comme c’est le cas chez Yasujirô Ozu, et donc ici encore la taille du roman diminue parce que l’action va vers sa fin, parce que le Temps s’enfuit. La perspective tragique, au sens grec, est toujours présente, une sorte de compte à rebours jusqu’à la mort est à l’œuvre, même si avec Ozu on est chez les bouddhistes et donc la mort est le début d’une nouvelle vie. L’idée du mécanisme est importante aussi, on doit entendre les cliquetis, comme une montre mécanique qui bat, et là c’est le rythme très méticuleux des phrases qui devient essentiel, la scansion un peu hypnotique des phrases, jusqu’au ressassement parfois.
 
La Cause Littéraire : Vous êtes aussi très attaché à une forme narrative des plus simples : phrases courtes, sens  du rythme, courtes descriptions, au service d’une histoire à raconter, ces manières d’écrire sont venues à vous dès le début ?
 
Marc Pautrel : Non, j’ai cherché à publier, et en fait à bien écrire, pendant des années, presque vingt ans en tout, et ce que je faisais alors était absolument illisible. Ce n’est qu’en épuisant une par une toutes les voies sans issues que j’ai compris que le texte devait aller à l’essentiel, temps, espace, personnages, pas de prénoms ni de noms de lieux ni de dates pour accentuer autant que faire se peut l’identification, et dans le cas du Ozu cette identification passera plutôt par une occidentalisation maximale des situations et des sentiments, peut-être même une simplification des choses. Je suis arrivé à la conclusion que le lecteur devait être pris par la main et plongé dans le grand bain sans qu’il s’en aperçoive, et que pour cela tout devait être parfaitement poli, que les finitions devaient être maximales. Mais ça a été pour moi une longue prise de conscience, et qui s’est faite, comme toujours, par la lecture, la lecture des grands auteurs classiques, mais aussi celle des mauvais romans de certains contemporains dont les défauts m’ont sauté aux yeux.
 
La Cause Littéraire : « Ozu » s’inspire de la vie du cinéaste japonais Yasujirô Ozu, comment et où est né ce projet romanesque ?
 
Marc Pautrel : Après le tremblement de terre de mars 2011 au Japon, avec le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima, je suis revenu vers le peu de choses que je connaissais alors du Japon, qui étaient les films de Ozu, qui m’avaient beaucoup touché quand je les avais découverts dix ans avant. En me documentant sur lui, j’ai découvert que ce réalisateur avait eu une existence assez étrange et que ses carnets intimes, ou du moins son journal rédigé sur des carnets, avaient été traduits en français. Je les ai lus, puis j’ai consulté les rares biographies traduites en langue occidentale, le livre de Donald Richie écrit en 1977 et le documentaire vidéo de Kazuo Inoué réalisé en 1983, et immédiatement j’ai compris qu’il y avait là des scènes qu’il fallait à tout prix écrire. Je pense par exemple au fait qu’Ozu assiste, et survit, au grand tremblement de terre de 1923 qui détruit tout Tokyo, ou encore qu’il participe comme soldat à la guerre sino-japonaise en 1937, et il y a aussi tous ces trajets quotidiens en train de banlieue, pour aller et revenir des studios, et qui donnent un autre éclairage à la présence des trains dans les films d’Ozu.
 
La Cause Littéraire : « Ozu » est un roman sur l’homme, plus que sur le metteur en scène, ce qu’il vit, sent et ressent, avec quasiment pas de références directes à ses films, même si pour le lecteur qui les connaît, on en ressent la présence, sans que cela soit explicite, pourquoi ce choix ?
 
Marc Pautrel : Il y a tout de même quelques scènes inspirées de ses films, comme celle des poupées de porcelaine brisées. Mais je ne suis pas un critique de cinéma, en outre je n’ai pas visionné tous les films d’Ozu, qui sont très nombreux, et de styles très différents, muets et aussi comiques pour les premiers, noir et blanc jusque tard puisqu’il ne tourne en couleur que ses six derniers films, donc je ne pouvais pas décrire ses films, et ce n’était pas non plus mon but. Je ne voulais pas écrire une biographie mais au contraire des moments de la vie d’un homme, qui par ailleurs était cinéaste et qui a tourné des films qui semblent à la fois très différents de la vie qu’il a lui-même vécue, et en même temps s’en rapprochent. Ce livre est un peu comme le scénario du film qu’Ozu n’a pas tourné et dont pourtant l’histoire aurait peut-être été la plus « ozuienne », celle de sa vie, entre alcoolisme et matriarcat puisqu’il vit plus ou moins avec sa mère, célibat et aventures sentimentales discrètes puisqu’on ne sait toujours pas si lui et Setsuko Hara ont eu ou non une liaison – à la vue des photos sur lesquelles ils figurent côte à côte je dirais plutôt oui, mais bon –, modernité des trains express et du confort électroménager occidental et pérennité de traditions séculaires, piété bouddhiste et vie dissolue et luxueuse du milieu cinématographique. La vie personnelle d’Ozu permet de dépasser l’image rigide et monolithique qu’on a parfois du Japon, pour découvrir qu’il y a, sous les apparences, une fantaisie, une grande liberté, et aussi un mélange d’héroïsme et de fatalisme.
 
La Cause Littéraire : « Ozu » comme d’autres de vos textes est un roman que l’on pourrait qualifier d’impressionniste, avec un sens aigu de la description, des couleurs et des odeurs qui abondent dans le roman. Vous comparer à un peintre, vous convient ?
 
Marc Pautrel : La peinture c’est très très compliqué, et très dur physiquement. J’admire beaucoup les grands peintres, notamment Fra Angelico, Giovanni Bellini, Titien, Chardin, Hokusaï, Manet, Cézanne, Monet, Picasso, Cy Twombly, et j’en oublie qui sont aussi dans mon Panthéon, et l’idée c’est de pouvoir en effet donner à mes textes la même force que les toiles de ces maîtres. Comme écrivain, j’ai un atout que les peintres n’ont pas : la lecture, le processus complexe et puissant de la lecture personnelle et silencieuse, qui agit comme une sorte d’Esprit-Saint et procure au lecteur une expérience humaine indépassable. Mais encore faut-il pour cela que le texte existe suffisamment, qu’il soit capable de vie, un texte de Kafka, même moyennement traduit, possède cette force, ou Madame de Sévigné, ou Proust. Voilà, je veux bien être comparé à un peintre, mais je pense qu’un grand écrivain est plus fort qu’un peintre, qu’il transforme plus profondément les corps qui approchent ses œuvres, donc je préfère être comparé, ou du moins moi-même me comparer pour tenter de les approcher, aux écrivains classiques.
 
La Cause Littéraire : Vous êtes un fidèle de la collection l’Infini chez Gallimard de Philippe Sollers, depuis « L’homme pacifique » jusqu’à « Orpheline » tous vos romans y sont publiés, comme le prochain consacré à Blaise Pascal, « Ozu » est publié par une petite maison d’édition, pourquoi ce choix ?
 
Marc Pautrel : J’ai écrit Ozu en 2012 et je l’ai aussitôt proposé à Philippe Sollers, parce qu’il est toujours mon premier lecteur, avant même mes proches. Il n’a pas été entièrement convaincu par le texte, tout en appréciant le premier chapitre qu’il a publié dans sa revue. Comme j’avais plusieurs autres romans en chantier et quasi terminés, j’ai décidé d’abandonner la publication d’Ozu. Il y a quelques mois, j’ai rencontré dans un salon du livre Jean-Michel Martinez, qui dirige les Editions Louise Bottu, et je lui ai dit que j’avais un texte jamais publié sur le Japon, il a été intéressé, a voulu le lire, puis m’a proposé la publication que j’ai acceptée après avoir apporté plusieurs corrections au texte de 2012.
 
La Cause Littéraire : On vient de découvrir dans la revue L’Infini quelques pages de « Une jeunesse de Blaise Pascal » que l’on pourra lire l’an prochain, là encore comment est né ce nouveau projet et pourquoi vous confronter à Blaise Pascal ?
 
Marc Pautrel : Ici encore, par hasard, en flânant sur Wikipédia j’ai redécouvert la vie de Blaise Pascal. Avant de devenir, bien plus tard, un des plus grands prosateurs français, Pascal aura eu une jeunesse à la fois douloureuse et extraordinaire, avec un ensemble d’éléments incroyables comme d’être un génie des mathématiques dès douze ans et sans les avoir jamais apprises, ou de révolutionner la géométrie, inventer la machine à calculer, les probabilités, etc. Tout cela se déroulant sur fond de maladie permanente et de perte de sa mère à l’âge de trois ans, puis ensuite perte de son père, avec deux sœurs, dont une qui entre ensuite dans les ordres, bref une succession de choses connues mais sur lesquelles il fallait je crois insister, et rien ne permet mieux d’insister que la mise en forme romanesque, c’est-à-dire l’utilisation du langage au service d’un relatif mensonge qui, une fois lu, produira dans le corps du lecteur une émotion absolument conforme à la réalité du monde.
 
Philippe Chauché
 
 
« Ozu aime lire, s’enivrer, dormir, prendre des bains, marcher, faire l’amour avec des geishas ou bien des amies chères, écrire, encore lire, filmer, capturer le mouvement de ses acteurs et ses actrices interprétant les dialogues, regarder les fleurs, regarder la mer qui ne change jamais, seul le ciel change qui fait changer la mer… »
 
Marc Pautrel aime écrire. Ecrire et lire, se confier à la musique d’une phrase, aux couleurs des mots qui la grisent, à cette suspension, cette retenue, cette façon tellement singulière d’écrire à hauteur d’homme, comme celle, tout aussi singulière, qu’avait Ozu de placer sa caméra à quatre-vingt centimètres du sol. L’un privilégie le plan fixe, les plans de coupes, ses comédiens regardent l’objectif pour vivre la scène, ils sourient, prennent le temps de parler et leurs regards transpercent l’objectif. L’autre écrit dans ce même saisissement, ce même silence, la phrase est toujours juste et courte, nette et précise, elle respire. Sa phrase est baignée de la saveur de la juste description – je vois donc j’écris. Elle ne cherche jamais l’effet majeur pour se concentrer sur l’art mineur. C’est alors, que le roman d’Ozu peut, comme les cerisiers, fleurir.
 
« Dans une vie, on ne voit les cerisiers en fleurs qu’une poignée de fois, quelques dizaines, pas plus, parce que petit on ne se rappelle pas, et en tout on ne vit vraiment que soixante ou soixante-dix floraisons, on fait la fête sous les arbres en fleurs beaucoup moins de cent fois ».
 
Marc Pautrel se glisse dans l’œil vif du réalisateur du Voyage à Tokyo. Il écrit sa vie, ses passions, ses drames, ses doutes, ses pertes, ses fleurs, son travail. Un roman, un film, une main qui décrit, un regard, une voix qui dit et redit ce qu’il attend de ses acteurs. Ozu le silencieux, Ozu l’admirable, Ozu vénéré et reçu par l’Empereur – Ozu marche vers la sortie du Palais impérial, sans s’arrêter il ferme les yeux un instant, il sourit, il a piégé le Temps, il peut bien disparaître, il ne mourra jamais – sous le regard de l’écrivain. Ecrire, c’est aussi être au centre tellurique de la vie que l’on écrit, que l’on décrit, pour s’en faire une seconde peau, sans se départir de la sienne propre. Cette peau, c’est le style, Marc Pautrel s’inspire d’Ozu, inspire et aspire Ozu. Mêmes silences, même goût de la précision, du juste mot à sa juste place. Même passion pour les fleurs, des villes, les trains, même profonde attention à l’agencement architectural d’un plan, d’un paysage, d’un chapitre, d’une phrase, d’une évocation, d’une sentence. Même manière d’embrasser le mouvement de ses personnages, de ses acteurs, mêmes doutes, c’est l’homme Atlantique* qui croise l’homme Pacifique.
 
« Comme dernière demeure, il veut quelque chose de très simple, juste un grand cube de marbre sombre, avec gravé dessus, non pas le symbole de sa famille, mais juste un caractère… il veut un carré de marbre avec gravé en grand ce seul caractère chinois : , Mu : absence. Il sait pourquoi ».
 
Ozu de Marc Pautrel, est un roman de l’absence, de la disparition – son quartier, son père, l’admirable Mizoguchi, sa mère –, un roman du vide, et de la vie du vide. Ozu est un roman de la sérénité, de l’éphémère, un roman d’éclats de bonheurs partagés, dans la pluie de perles** des fleurs de cerisiers –les fleurs vont peu à peu s’ouvrir, elles seront de plus en plus vastes, et les lourdes branches de plus en plus blanches.
Ozu est un roman de l’immersion dans la vie du cinéaste et dans la lumière de ses films qui ne cessent eux aussi de fleurir à chaque nouveau printemps, un roman de la renaissance et de l’immortalité.
 
Philippe Chauché
 
* Marc Pautrel vit à Bordeaux, ville atlantique s’il en est
** Marcel Proust, cité dans Ozu

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