« J’ai compris trop jeune que je serais incapable de réaliser mes idéaux, que le bonheur est une chimère, le progrès une illusion, le perfectionnement un leurre et que, même si toutes mes ambitions étaient assouvies, je ne trouverais encore là que vide, satiété, rancœur. La désillusion complète m’a conduit à l’immobilité absolue. N’étant dupe de rien, je suis mort de fait ».
Entre 1839 et 1881, Henri-Frédéric Amiel tient son Journal intime, soit 16.847 pages ; plus modeste Roland Jaccard écrit le journal intime du Genevois, prend sa voix et sa plume le temps d’un petit roman. Il se glisse dans la peau du professeur en désespoir, du collectionneur de conquêtes qu’il s’empresse d’abandonner, de l’écrivain qui choisit le cimetière de Clarens, au-dessus de Montreux comme dernier domicile connu, face au lac Léman, sans savoir que Vladimir Nabokov y repose également : Je ne me doutais pas qu’un jour lointain… nous irions comme deux fantômes au lever du jour à la chasse aux papillons. Roland Jaccard qui s’y connaît en trahisons, trouve là un allié, un vieux complice, comme le sont aussi Schopenhauer, Schnitzler et Cioran.
Cette sainte trilogie, qui accompagne depuis longtemps l’expert en nihilisme et en ping-pong. Roland Jaccard traverse ce petit livre avec le sérieux de ne pas trop se prendre au sérieux, tout en étant fidèle à Amiel, un peu comme si Buster Keaton se glissait dans les invités du Cercle Littéraire de Lausanne où Amiel a ses habitudes, et ne manquait pas d’y croiser Marie et l’ombre de Cécile.
« Mais Marie était une jeune Vaudoise déterminée et qui ne doutait pas qu’elle parviendrait à ses fins. Elle se voyait déjà comme ma compagne et peut-être, quand elle aurait brisé mes dernières résistances comme mon épouse. I would prefer not to, me disais-je intérieurement. Mais tout mon comportement prouvait le contraire. Marie m’attirait. Marie était ma dernière chance ».
Cécile s’est suicidée et Marie le courtise, Amiel frise l’enchantement, avant de glisser dans le désenchantement – Elle vivait un songe qui n’était plus le mien et j’étais dans l’incapacité de le lui faire comprendre. Il retrouve sa solitude complice, son Journal intime et l’envie de fuir tout amour naissant. Il confirme qu’il est le grand spécialiste de la déception, l’œil fixé sur celles qui l’entourent et qui ne manquent pas de se déchirer pour lui. Cette société est une jungle, et en vieux lion, Amiel prend ses distances, il n’aime guère les coups de griffe. Il va improviser sa mort après avoir mené à bien le naufrage de ses ambitions littéraires, même si son Journal et ce petit livre prouvent le contraire.
« La crainte de se noyer dans son journal avait tenu à l’écart bien des lecteurs qui ne le méritaient sans doute pas. Je ne dirai pas comme Sacha Guitry, “Mon père avait raison”, mais je n’étais pas loin de le penser, tout comme Pessoa, Tolstoï ou Cioran, eux aussi fervents lecteurs d’Amiel ».
Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel est dédié à Marie C., sa complice amoureuse d’Une liaison dangereuse – Il était temps de monter dans ce train qui part pour nulle part. Elle avait sa place réservée à côté de moi –, ombre vivante et pétillante d’une autre Marie, suicidée et qui sera jusqu’à la fin le grand amour perdu d’Amiel. Roland Jaccard dresse aussi en trois lignes le portrait de son père et sa mère, en grands lecteurs et en fidèles admirateurs pour lui d’Amiel et Spinoza, pour elle de Zweig et Schnitzler, l’une des sources de ses admirations. Ce petit livre sec comme un verre de saké, bref, vif comme un revers au ping-pong, coupant, limpide comme l’eau de la piscine d’un Palace, et précis, prouve s’il le fallait que les biographies romanesques les plus courtes sont souvent les meilleures. Roland Jaccard est stylé comme un fauve, son roman électrise les pensées et les actes d’Amiel. Les noms qu’il donne à ses chapitres sont autant de romans à venir : Mon âme, ce cimetière, mais aussi Météorologie de l’âme, ou encore L’ultimatum de l’amour ou enfin Gloire tardive, des romans mélancoliques et piquants. Jaccard devient le nerf optique d’Amiel pour ce roman d’éclairs et d’éclats, comme s’il signait sa propre autobiographie, on n’invente que ce que l’on vit, et quelle vie !
Philippe Chauché
http://www.lacauselitteraire.fr/les-derniers-jours-d-henri-frederic-amiel-roland-jaccard-par-philippe-chauche
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