« Le Philosophe est incorruptible. S’il choisit de s’exprimer à travers tel ou tel écrivain, on le reconnaît immédiatement à son style : net, contradictoire, énergique et fluide. Qu’il ait eu plusieurs signatures n’a pas d’importance. On ouvre un livre en français, et on sait, au bout de trois lignes, que c’est lui ».
Désir est le roman de Louis-Claude de Saint-Martin, connu, plus ou moins, sous le nom de Philosophe Inconnu, né en 1743 et mort en 1803 (1). On lui doit deux livres illuminés, L’Homme de Désir, et Le Ministère de l’Homme-Esprit, et Philippe Sollers, sens en éveil, s’en inspire, comme il s’est inspiré de Casanova, de Vivant Denon, ou encore de Mozart (2). Désir est un livre inspiré, animé d’un souffle et d’un élan divin – quoi de plus révolutionnaire que le divin ? –, un roman illuminé par un Illuministe (3), un homme de l’instant, qui vit, s’il le veut, à la seconde près. Désir est une machine littéraire à remonter le Temps, à se l’approprier. L’écrivain s’immerge dans la Révolution française sur les traces de cet Inconnu – « Quand on la contemple, cette révolution, dans son ensemble et dans la rapidité de son mouvement, on est tenté de la comparer à une sorte de féérie et à une opération magique ».
Il est sensible à la langue enflammée du Philosophe, il le voit, comme il voit le Général Inconnu, qui savait lui aussi ce qu’écrire voulait dire, après son échec, en train d’errer, avec sa canne, sur la lande irlandaise… On dirait le vieux roi Lear perdu dans ses souvenirs. Le Philosophe fréquente des Sociétés secrètes, comme Mozart, mais sans s’y morfondre. Il saute les époques, change de peau, on le voit en Mai 68, au cœur d’une autre Révolution portée elle aussi par les mots et les corps. Comme son complicebordelais, il possède cet art particulier de passer d’un corps à un autre, d’un continent à l’autre, d’un écrivain à l’autre, et le Girondin incarné, le suit à Paris, en Egypte avec Bonaparte, en Chine, à Grenade, à Venise, où il ne porte pas de masque, les laissant au spectacle, mais il a une grande familiarité avec l’invisible depuis son enfance, où il se cachait sans arrêt pour rien. Ils sont nombreux à l’avoir connu, et notamment quelques femmes singulières. Désir, s’aventure dans le passé et se conjugue au présent, le présent qui ravage la langue comme la planète.
Le Philosophe et ses doubles heureux échappent aux insultes, aux délires, aux folies, aux trafics des corps. Son remède essentiel et vertueux : des jardins et des fleurs, même si ce n’est pas le seul.
« La nature est pleine de mouvements plus ou moins cachés, le plus souvent presque imperceptibles. Regardez ce rosier immobile : trois bourgeons, à peine visibles, donneront, dans trois jours, trois roses rouges admirables. Essayez d’entrer dans cette éclosion et sa discrétion nocturne. Ecoutez mieux son désir ».
Philippe Sollers est un écrivain du Désir, les noms qu’il a donné à ses livres, le vérifient : Paradis évidemment, mais aussi Le Cœur absolu, La Fête à Venise, ou encore Passion Fixe, Une Vie divine,L’Eclaircie, et les Lettres à Dominique Rolin : – « Mon amour, Premier jour de calme, changement d’horloge : les huit mouettes sont là, sur la gauche. L’effacement du vent fait que l’on sent sa propre respiration ». – « Nous sommes deux enfants magiques ». – « Ce qui compte, c’est l’amour, l’amour, l’amour. Peu importe ce qu’on pense, ce qu’on rumine : l’amour. Démonstration sur la page : action » (4). Désir est le roman d’une sainte famille, de poètes, de musiciens, de révolutionnaires, de rois, de jardiniers – « Le Nôtre est charmant, plein d’esprit, et, surtout, honnête. C’est bien le seul personnage que le roi respecte ». Un roman où s’est glissé le Philosophe Inconnu, et ce n’est pas seulement sa vibration, ses pensées, son verbe, mais c’est aussi son corps, cette incarnation multiple, qui défie le temps et l’Histoire. L’art du roman est cette incarnation, cette vibration, ce désir d’absolu, et cette vision nette du contre-désir qui ne s’est jamais aussi bien porté, pour lui répondre, l’écrivain bordelais déclenche une illumination, où le désir reste désir.
Philippe Chauché
(1) Louis-Claude de Saint-Martin, le Philosophe Inconnu, Nicole Jacques-Lefèvre, Dervy, Bibliothèque de l’Hermétisme.
(2) Casanova l’Admirable, Le Cavalier du Louvre, Mystérieux Mozart (Plon et repris dans la collection Folio Gallimard).
(3) « L’illuminisme désigne un courant à la fois philosophique et religieux qui eut son apogée avec les théosophes du XVIIIe siècle… il est lié aux kabbalistes juifs et chrétiens, aux quiétistes vaudois, aux piétistes allemands, à la gnose éternelle, aux thèses de Mme Guyon, aux mystiques et alchimistes allemands du XVIe siècle », Encyclopédie Universalis.
(4) Lettres à Dominique Rolin (1981-2008), Edition établie, présentée et annotée par Frans de Haes, Gallimard, 2019 (trois volumes à ce jour de lettres, deux venant de Philippe Sollers, et un de Dominique Rolin). Désir d’aimer, désir de vivre, désir d’écrire, une sainte trinité.
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