" Ysé
O Parole comme un coup à mon flanc ! ô main de l'amour !
ô déplacement de mon coeur !
O ineffable iniquité ! Ah viens donc et mange-moi comme une mangue !
Tout, tout, et moi !
Il est donc vrai, Mesa, que j'existe seule et voilà le monde répudié,
et à quoi est-ce que notre amour sert aux autres ?
Et voilà le passé et l'avenir en un même temps
Renoncés, et il n'y a plus de famille, et d'enfants
et de mari et d'amis,
Et tout l'univers autour de nous
Vidé de nous comme une chose incapable de comprendre
et qui demande raison ! " (1)
L'harmonie de la pierre, de la terre, de la poussière, l'harmonie des étoiles et du miracle.
Écoute, ces corps là sont des mots qui dessinent l'espace. Écoute, c'est un pont de paquebot illuminé au milieu de l'océan Indien que l'on traverse pour une dernière fois, un détroit que l'on franchit encore une fois. Écoute, c'est une femme qui aime, c'est le Partage de l'aventure, c'est un profond sommeil dont on se réveille sous les étoiles. Écoute, c'est la Chine, Hong-Kong, ce temps permanent de l'amour et du divin. Regarde ces corps qui vibrent à l'unisson, qui écrivent le monde en mouvement. Regarde ces voix qui réinventent le mot libéré. Écoute ce corps qui s'offre, écoute ces mots de l'infini.
Le territoire du théâtre, paquebot de la vie, le territoire du théâtre aux mille messes du corps, le territoire du théâtre enflammé, divinement musical, tellurique, profondément nourri de glorieux soubresauts du verbe. Théâtre de la volupté absolue, territoire du théâtre, territoire admirable où n'accostent que quelques amoureux de l'Expérience du Corps.
" Valérie Dreville : En se souvenant du choc que Claudel a eu à la lecture de Rimbaud, on peut affirmer qu'en écrivant il "fait" quelque chose à la langue. Le théâtre nous permet de réinventer la langue en étant fidèle à l'écriture. Vitez affirmait que Claudel n'est pas si éloigné que ça dans ses écrits de la façon dont on parle. Il ne fait pas du naturalisme et donc il faut aller chercher ce naturel dans les profondeurs du texte. Ce n'est pas donné immédiatement mais on le trouve grâce à la versification et à l'unité du souffle. Si on s'attache à tenir cette unité pour chaque vers et à garder le rythme de la respiration, on a des éléments pour trouver l'émotion contenue dans le vers.
Nicolas Bouchaud : Claudel transforme tout usage significatif ou symbolique de la langue en un usage intensif : il fait vibrer la langue. Il explique qu'il ne fait aucune différence entre le sens et le son d'un mot. Cette écriture, arrachée au sens, ne trouve sa direction que dans l'accentuation du mot, une inflexion de la phrase, dans un usage purement intensif de la langue, comme les enfants qui répètent un mot dont le sens n'est que vaguement pressenti pour faire vibrer le mot sur lui-même. Il y a une autre chose dans son écriture comme dans le théâtre grec qu'il a beaucoup admiré, c'est le conflit des idées qui faire dire à chaque personnage : je sais regarder le monde comme une question. " Qu'est-ce que ça veut dire ? ", c'est la question de Mallarmé dont Claudel dit qu'elle l'a guidé toute sa vie. Il y a chez lui la passion de comprendre et dans son théâtre, la volonté d'interroger le monde... avec sa bouche. " ( 2)
Elle est étourdissante Ysé, c'est un typhon Dréville, il est ce pilier de cathédrale que tu caresses de la main, le miracle est là, le vois-tu ? Dréville, Sivadier, Bouchaud, trois flammes incandescentes, saint esprit qui se fait verbe et corps. Qu'ils soient bénis du mot.
C'est Médée en Asie, le satin d'un regard, c'est une élévation majestueuse, habitée des secousses sismiques des pensées de la terre, nourrie des éclats du verbe divin, protégée des dieux. (2)
" Au fond, Claudel est un voluptueux, à la fois très ancien et très moderne. Il prend les choses de plus loin et à la racine, pas de psychologie, une vie des mots en formation : " Il est impossible de donner une image exacte des allures de la pensée si l'on ne tient pas compte du blanc et de l'intermittence. Tel est le vers essentiel et primordial, l'élément premier du langage, antérieur aux mots eux-mêmes : une idée isolée par du blanc. Avant le mot une certaine intensité, qualité et proportion de tension spirituelle. " La poésie est un art, et Homère, Virgile, Dante sont contemporains de Baudelaire ou Rimbaud, comme Watteau de Picasso. " (3)
Théâtre essentiel, mouvement essentiel, voix essentielles, corps habités et jouissants, théâtre de la matérialité de la pierre et de la peau, théâtre du corps libéré, liberté du corps théâtral, loin, très loin des représentations du spectacle de la mort qui domine.
La vie palpite là, la vois-tu ?
à suivre
Philippe Chauché
(1) Paul Claudel / Partage de midi / Gallimard
(2) propos recueillis par Jean-François Perrier en février 2008 / Festival d'Avignon
(3) Partage de midi / Valérie Dreville / Jean-François Sivadier / Nicolas Bouchaud / Gaël Baron / Charlotte Clamens / Festival d'Avignon 2008
(4) Philippe Sollers / Eloge de l'Infini / Gallimard
bien regretté de ne pas être capable d'aller à la carrière - frustrant d'avoir de tels souvenirs de Valérie Dréville et de manquer toute sa participation au festival (sauf mais en mineur le cycle Vitez à Calvet)
RépondreSupprimer