samedi 14 février 2009

Le Silence du Torero

"... Mais croiras-tu jamais que les dieux aient ouvert en vain
Les portes, et vainement le chemin réjoui ?
Qu'il aient en vain dans leur bonté, offert à ce banquet
Outre le vin, les baies, et le miel, et les fruits,
Qu'ils offrent la lumière pourpre au chants de fête, et fraîche
Et calme, aux entretiens plus intimes, la nuit ?... " (1)


C'est une rumeur qui l'accompagnait,
un cante qui descendait des tendidos,
se posait sur le sable comme un bouquet de violettes,
des milliers de regards se reflétaient dans sa cape,
c'est une rumeur qui saisie par la grâce s'arrêta net,
stupéfiée par tant d'absolue beauté.

" C'est comme si Tomas, en bleu et or, avait détruit la San Isidro, les autres toreros, la saison, d'autres à venir et la prétention du langage à dire, comme il a détruit le bravo Communero qui a fini par reculer et lâcher prise. Ce type devant lui, il lui faisait peur. De plus, et contrairement à ses prestations antérieures, aucun relent de drame irrespirable n'est venu contaminer ces moments qu'on dira de grâce. A l'horizon de ses deux apothéoses, aucun frôlement de la tragédie. Sauf pour l'estocade sur Dakar. Une estocade extraordinaire. Extraordinaire parce que ce n'était pas une estocade, mais une roulette russe avec revolver à deux coups et une balle. Sans dévier la charge du toro, Tomas s'est jeté directement entre les cornes. On pouvait l'entendre penser : " Ou tu me tues ou je te tue. " Et puis deux fois 24 OOO mouchoirs blancs comme des colombes enragées et El Rosco, le gueulard leader du tendido 7, debout avec sa grosse figure rouge à se casser les mains.
Le lendemain, au bar Miau, l'ancien matador Robert Pilès avouait qu'il avait vu à Madrid le meilleur Camino, le meilleur Viti et même du grand Ordonez, mais qu'un truc comme ça, non. Au restaurant Casa Alberto, un client refaisait le coup de l'estocade au-dessus de ses asperges à la mayonnaise. Le président de la course expliquait, devant ses chipirones, que le prix de la première faena c'était peut-être seulement une oreille, mais que la pression était trop forte et qu'il avait voulu éviter des troubles à l'ordre public. Il ajoutait qu'il s'agissait d'une des plus importantes choses qu'il avait vues dans sa carrière. Certains aficionados demandaient même la queue pour sa seconde faena.
Tous les quotidiens du lendemain, et jusqu'au Mexique, ont fait leur une sur Tomas, dont El Pais avec ce titre : ya es leyenda ; ("maitenant, c'est une légende"). Dans El Mundo, Javier Villain, qui lui a parfois cherché des poux dans la tête, titrera : Je me rends : José Tomas est revenu. ABC martelait : José Tomas est le toreo. Et lui, Tomas ? Fidèle à lui-même : sévère, sans esbroufe, sans outrecuidance. Torero puro... " (2)

Il n'est jamais là où on l'attend, il sait d'évidence que tout se joue là, dans cet espace millimétré où le moindre faux pas peut dessiner une tragédie, il est dans l'absolue vérité, dans la nécessité d'une vérité, où le corps disparaît, où le silence est un art, où chaque mouvement est une éthique. Il est dans la vérité naturelle de la geste taurine.

à suivre

Philippe Chauché

(1)Stuttgart / Élégies / Friedrich Hölderlin / Gallimard
(2)José Tomas / Madrid, Barcelone 2008 / Jacques Durand / Actes Sud-Carnets Taurins

2 commentaires:

  1. J'aurais voulu me taire. Respecter le silence du torero ! Mais je ne peux m'empêcher au moins de murmurer : "C'est à pleurer de Beauté !"
    Vous en avez encore beaucoup des textes comme ça à nous livrer en plein hiver sous le mistral d'Avignon ?! M.

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  2. Les textes naissent souvent de regards qui sur eux se posent.
    Ph. C.

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