" Le silence est aussi un mode authentique du langage. " (1)
" Les héritiers des morts sont eux-mêmes morts et c'est des morts qu'ils héritent. Les héritiers du vivant sont eux-mêmes vivants et ils héritent du vivant et des morts. Les morts n'héritent de personne. Comment en effet celui qui est mort pourrait-il hériter ? Le mort, s'il héritait du vivant, ne mourrait pas, mais c'est bien davantage qu'il vivrait, le mort. " (2)
Claude Lanzmann est cet héritier du vivant qui a voulu que les morts de la Shoah héritent eux aussi du vivant, tout exercice de "Mémoires", n'est pas autre chose, le mouvement de la vie réelle irrigue d'une eau miraculeuse le mouvement du Temps.
Claude Lanzmann est un Voyageur du Temps au sens qu'en donne avec éclat Philippe Sollers dans son roman éponyme. Le Voyageur du Temps est immortel, c'est pour cela qu'il défie la mort, qu'il la bouscule, la déboussole, la retourne et gifle ceux qui en font leur petit commerce :
" La guillotine - plus généralement la peine capitale et les différents modes d'administration de la mort - aura été la grande affaire de ma vie... La vérité est que, tout au long de ma vie et sans aucun répit, les veilles (si j'étais averti, ce qui fut souvent le cas pendant la guerre d'Algérie) ou les lendemains d'exécution capitale furent des nuits et des jours d'alarme, au cours desquels je me contraignais à devancer ou à revivre pour moi-même les derniers moments, heures, minutes, secondes des condamnés, quelles qu'eussent été les raisons du verdict final... Le 22 février 1943, les héros de La Rose Blanche (Die Weisse Rose), Hans Scholl, sa soeur Sophie et leur ami Christoph Probst, moururent à vingt ans sous la hache du bourreau de la prison de Stadelheim à Munich après un procès expéditif de trois heures conduit par l'accusateur public du Reich, le sinistre Roland Freisler, venu tout exprès de Berlin. Ils furent mis à mort dans une cave de Stadelheim aussitôt le verdict prononcé et Hans, en posant sa tête sur le billot rouge du sang de sa soeur, hurla : " Vive la liberté ! "... Le Fourquier-Tinville de la Grande Terreur, Vychinski, le procureur des procès de Moscou, Urvalek, l'aboyeur tchèque du procès Slansky, Freisler, c'est la même ligne et la même lignée de bureaucrates bouchers servant sans faillir les maîtres de l'heure, ne laissant aucune chance aux inculpés, refusant de les entendre, les insultant, ordonnant les débats vers une sentence rendue avant même leur ouverture. " (1)
Le Voyageur du Temps se glisse dans les méandres de l'Histoire, parfois il y risque la noyade, c'est Vichy et l'occupation allemande, autre grande affaire de la vie de Claude Lanzmann :
" Tout se passa sans encombre jusqu'à environ une centaine de mètres de la sortie de la ville quand soudain une sorte de gnome chapeauté, incroyablement agité, bondissant autour de nous comme s'il était environné de mille ennemis, nous apostropha, brandissant un document : " Milice, les mains en l'air ! " En même temps, il sortit d'un holster de hanche un pistolet automatique, hurlant : " Où allez-vous ? Que transportez-vous ? ", et se mit à débâcher la remorque, à la fouiller en fauchant l'espace avec son arme. C'était le moment de le tuer, le seul moment, le tuer sur-le-champ était la seule solution. Sans quoi nous étions perdus. Bieglemann était littéralement vert de peur, paralysé, incapable de passer à l'acte, je maudissais mon père de lui avoir donné l'arme... " (1)
Le Voyageur du Temps va ensuite traverser à la fois une exceptionnelle géographie littéraire et politique, c'est Jean Cau ici, Sartre plus loin, Simone de Beauvoir, savoureuse amoureuse :
" Les ennemis de Sartre se sont gaussés de sa laideur, de son strabisme, l'ont caricaturé en crapaud, en gnome, en créature immonde et maléfique, que sais-je... Je lui trouvais, moi, de la beauté, un charme puissant, j'aimais l'énergie extrême de sa démarche, son courage physique, et par-dessus tout cette voix d'acier trempé, incarnation d'une intelligence sans réplique. " (1)
" Non contents de ne pas nous interdire l'Espagne de Franco, nous basculions en voiture dans la même journée, en une véritable diagonale de fous, de Huelva sur la côte atlantique andalouse, près de la frontière portugaise, à Valence, sur la façade méditerranéenne et bien plus au nord. Honte sur nous, honte sur le Castor et sur moi bien sûr, puisqu'en ma qualité de " mari " j'épousai d'emblée, sans discutailler, avec avec une enthousiaste volonté d'apprendre, la passion que la grande Simone de Beauvoir nourrissait pour la tauromachie et les corridas... A las cinco de la tarde (à cinq heures du soir), Miguel Baez " Litri " et Julio Aparicio avaient toréé dans la plaza paysanne de Huelva, à la fois contre de noirs Miura, fauves surpuissants redoutés entre tous, et contre les alizés marins qui compliquaient périlleusement le travail de la muleta avant l'estocade. Malgré les rafales de vent qui, soulevant le leurre rouge, découvrent brusquement aux yeux du taureau le corps brodé d'or du torero, Litri et Aparicio avaient été éblouissants de fluidité et de courage, suprêmes vertus de ce métier, salués par les oreilles et la queue du monstre, brandies par eux à l'adresse du public en cinq tours de piste, sous les ovations et les jets de fleurs. Les Oreilles et la Queue, c'est le titre précisément d'un autre grand livre à la gloire de la tauromachie, livre adoré des Espagnols pour sa drôlerie, sa poésie et son exactitude technique. Cau, mon ami, en est l'auteur, il l'écrivit dans les années soixante. " (1)
Le Voyageur du Temps deviendra cinéaste, ou plus justement auteur de " Mémoires " sonores et visuelles du mouvement du Temps, ce sera Pourquoi Israël (sans point d'interrogation aime-t-il a rappeler à juste titre), Un vivant qui passe, Sobidor, 14octobre 1943, Tsahal, et Shoah, auxquels s'ajoutent aujourd'hui ce Lièvre immortel de France :
" J'avais dit un jour, après la sortie du film de Spielberg, La Liste de Schindler, et pour attester par l'absurde la posture inclémente de Shoah, que si j'avais trouvé un hypothétique film muet de quelques minutes, tourné en secret par un SS et montrant la mort de trois mille personnes dans une chambre à gaz, je ne l'aurais pas seulement intégré à mon film, mais je l'aurais détruit. Scandale, attaques tous azimuts : " Il veut détruire les preuves ! " Ceux qui me stigmatisaient ainsi insinuraient-ils par là, à leur insu peut-être, qu'elles seraient nécessaires ? Je n'ai pas réalisé Shoah pour répondre aux révionnistes ou négationnistes : on ne discute pas avec ces gens-là, je n'ai jamais envisagé de le faire. Un choeur immense de voix dans mon film - juives, polonaises, allemandes - témoigne, dans une véritable construction de la mémoire, de ce qui a été perpétré. " (1)
Les voix saisies par le Voyageur du Temps livrent mille vérités que les images publicitaires sont incapables de saisir.
" Il y a du bon en ce monde, il y a du mauvais. Ce qu'il y a de bon en lui n'est pas bon, et ce qu'il y a de mauvais en lui n'est pas mauvais. Mais il y a du mauvais après ce monde, qui est vraiment mauvais, ce qu'on appelle " le milieu ". C'est cela la mort. " (2)
à suivre
Philippe Chauché
(1) Le lièvre de Patagonie / Claude Lanzmann / Gallimard
(2) Évangile selon Philippe / Écrits gnostiques / La bibliothèque de Nag Hammadi / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard
jeudi 21 mai 2009
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