vendredi 16 mars 2012

Le Roman du Désastre






" Vendredi 11 mars 2011, en début d'après-midi, la vibration des fenêtres. Quelque chose s'ouvre, grogne, frémit, demande à sortir.
Tout d'abord, ce n'est rien, un mouvement infime, insignifiant, quelque chose comme une fêlure sur l'ivoire d'un mur, une craquelure sur un os. Je ne sais pas comment je m'en aperçois, une babiole peut-être qui bouge, les bibelots qui s'ébrouent près de la baie vitrée, quelques points de poussière dans la lumière de l'air. Silencieusement, subtilement, cette chose se développe et suit son cours, elle circule sans relâche. "

Saisir l'instant de sa naissance, capter par le détail, décrire, toujours décrire, note-t-il, avec cet art du placement du mot, comme une couleur, sur le motif, écrire sur le motif qui se dérobe, sans qu'on le sache vraiment, sa dérobade est le premier signe de ce qui va se multiplier, se démultiplier, jusqu'à la catastrophe provisoire, car elle le reste toujours, ces points de poussière qui habillent l'espace et le temps, puis ce mouvement de fracas de la terre, qui va tout renverser et tout transformer, corps et biens.

" (Mais) c'est aux arêtes de la bibliothèque que le séisme atteint son paroxysme. Il court le long des tablettes, se glisse entre les rayons et décapite un à un les livres au sommet de l'étagère, où se trouve disposée la poésie française, avec un crépitement de mitrailleuse. Saint John Perse tombe le premier. " S'en aller ! S'en aller ! Paroles de vivant ".

Saisir l'instant en écrivant, écrire l'instant dans sa réalité terrible et effrayante, le récit est un roman, le roman un récit, ajoute-t-il,  l'homme qui tremble est un écrivain qui sait lire.

 " En 1923 déjà, Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon, s'indignait qu'on eût pu " placer la capitale d'un pays sur ce couvercle de chaudière ". Traversant à pied la plaine de Kantô ravagée par le grand tremblement de terre qui avait dévasté la zone urbaine de Tokyo à Yokohama (cent quarante mille morts), il écrivait dans son style biblique et merveilleusement précis : " Une grande haleine de feu a soufflé. L'eau des étangs elle même s'est mise à bouillir. Dès notre arrivée à Tokyo, accueillis par ces frissons de la terre, ces grondements sous nos pieds, ces conflagrations incessantes, nous avions compris de quel Cyclope à demi endormi sous les feuillages et les fleurs nous étions les hôtes. "

" Ça bouge, ça bouge tout le temps : c'est pour cela que les tremblements de terre fascinent les hommes, il les remettent à leur vrai place. On  apprend que le monde n'est pas un terrain solide et stationnaire, réglé en fonction d'une norme permanente et dominante, mis une formation en vibration continue. On se retrouve seul, les sens aiguisés, dans un univers multiforme de sons et d'objets, d'odeurs, de goûts et de corps, tous soudain retrouvés dans l'immédiateté du réel, sa précision absolue. "

Michaël Ferrier n'écrit pas de nulle part, mais de Tokyo, Japon, 11 mars 2011, et de Ishinomaki, traversée du Japon, là où le Tsunami a frappé, pense-t-il, au coeur du volcan après son éruption, il voit, il roule, il parle, il écrit, pour vérifier que le réel est encore plus saisissant, qu'il y a là matière à dire, mais d'une certaine manière, avec un style certain, vif, coupant, comme la lame que projette la vague et qui va vous décapiter, écrire en ayant en tête ceux qui ont écrit avant nous, note-t-il, ceux qui un temps sont "passés par là". 

" En quittant le Tohuku, je pense à tous ceux que j'y laisse mais aussi à tous ceux qui m'on précédé. En arrivant à Hiraizumi au milieu de son périple, Bashô avait écrit l'un des plus beaux poèmes qui, de lui, nous ont été conservés : " natsu-kusa ya / tsuwamono-domo ga / yume no ato " trois vers de dix-sept syllabes, un haïku frémissant et parfaitement ciselé. Que l'on pourrait traduire ainsi :

Herbes de l'été
Des valeureux guerriers
La trace d'un rêve

Hiraizumi était au XII° siècle le fief de la famille Fujiwara et l'une des villes les plus splendides du Japon. Cinq siècles plus tard, quand Bashô y passe, il n'en reste plus rien... Le poème de Bashôo n'est pas une élégie plaintive, une ode au néant ou la lamentation funèbre d'un vieillard sur le précipice qui nous guette et la disparition qui nous serait promise. Bien au contraire : dans l'écroulement généralisé, ce " squelette exposé aux intempéries ", comme il se décrivait lui-même, fait le pari de l'herbe et de l'été. S'il y a un exploit poétique de Bashô, il est là... En songeant à Bashô, je repense au paysan fredonnant la chanson des lavandières, à la bibliothèque de Tokyo nettoyant ses photos dans les décombres, au vieil homme au gilet rouge, chantonnant un air de jazz et me parlant de Cézanne, retrouvant sous les débris la beauté fragile et exposée d'une plaque de bois. "


à suivre

Philippe Chauché

3 commentaires:

  1. Belle page, vraiment, et jolie description du style de l auteur. Notre hôte trouve aussi dans ces lignes de quoi retomber sur ses pieds de cézannophile. Hé jé. Notre hôte est un chat. Comme Neko le chat qui
    Protège les maisons, les familles japonaises? Houlà! Je vais loin là.
    Mais vraiment belle page !

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  2. Le monde n’est qu’une branloire pérenne. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus. Montaigne

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