« Qu’il veuille bien se représenter la
chose : ce manuscrit vieux de cent ans, s’il se révélait conforme à la légende,
éclairerait le siècle passé et l’histoire des avant-gardes artistiques,
l’avait-il vue s’enflammer, d’un jour absolument neuf. Il était passé entre les
mains de créateurs révolutionnaires, avait traversé clandestinement, mis
peut-être pas sans incidences, deux guerres mondiales, entraîné des
condamnations. Plusieurs femmes fascinantes, artistes elles-mêmes, avaient joué
un rôle essentiel dans cette aventure. Et, semblait-il dans sa constante
occultation. Elle voulait s’emparer de ce brûlot et être la première à le
publier ».
Tout grand livre est une enquête menée mot à mot,
ligne à ligne, page à page, qu’elle se déroule au pied d’un volcan, au cœur de
l’effondrement d’un empire, ou sur les bords d’un canal à Venise. Elle ne vise
pas tant à découvrir ce que l’on cherche, qu’à mettre en lumière toutes les
intrigues romanesques qui la fécondent. Le territoire d’Alexandre Varlop : la
Grèce, Mykonos, ses dieux et ses lions, Palerme, un poète silencieux et
butinant, un peintre lyrique, une amoureuse photographe. Un territoire comme une
odyssée placée sous la haute protection d’Homère.
Tout grand livre foisonne de pistes, qui se
recoupent, se croisent, s’éloignent, s’embrasent. Eclats de quartz qui font
briller de mille feux le roman qui est en train de se vivre et de s’écrire sous
les yeux d’Alexandre Varlop. Ce roman est aussi celui de la vie en mouvement du
narrateur, Le Soleil qu’il traque le révèle. L’expérience de l’aventure
romanesque, comme chez Lowry, Musil, ou Hemingway, est celle de l’échappée belle
et risquée de la narration, comme le vol en arabesque d’une abeille, de l’art
porté au firmament du style pour révéler celui du manuscrit à couverture jaune
qui ne cesse de se dérober à son regard.
« Il entendit un avion prendre son envol. La
coïncidence troublante était que Le Soleil ait disparu justement cet été-là à
Mykonos. Parvenu à l’extrémité de sa course, était-il reparti de gré, de force,
balançoire d’or dans le ciel, par l’un de ces avions, dans l’autre sens ? A New
York, d’où Man l’avait amené en Europe ? A Paris, d’où Donna l’avait emporté en
Amérique ? A Washington, dans le Tyrol, à Rapallo, n’importe où Pound avait pu
s’en défaire ou le monnayer ? Il décollait de Mykonos un avion toutes les heures
pour Athènes, et d’Athènes plusieurs chaque minute pour le monde
entier ».
Tout grand livre multiplie les pistes plus ou
moins vraies, plus ou moins fausses, sans chercher par principe littéraire à
égarer le lecteur curieux, mais il se doit de les prendre au sérieux,
pour argent comptant. Cette floraison de personnages le rend unique,
tous ont à voir avec Le Soleil, dont on devine la sève et la fureur en
suivant pas à pas l’enquête d’Alexandre Varlop. Jean-Hubert Gailliot a la
maîtrise d’un peintre qui s’attaque à la majesté de ce qu’il tient pour l’œuvre
de sa vie, sûr de ses choix, sachant d’entrée qu’il faudra à la fois prendre du
recul pour l’embrasser dans son essence, mais aussi s’en approcher au plus près,
le moindre détail, la moindre touche en mouvement vérifiera le saisissement
général. Le Soleil est cette toile. Un chapitre s’ouvre et Ezra Pound
apparaît, sérieux et concentré en train de taper sur sa grosse Remington noire,
il a croisé le manuscrit, un autre s’avance, Man Ray, regard net et précis,
l’art de la mise au point et de la mise en scène de l’art et du monde, lui aussi
en sait beaucoup sur le petit cahier perdu, une autre exilée s’invite, Evgeniya
Romanov, son regard qui fixe le narrateur et le lecteur, sous sa main le cahier
tant convoité, rêvé, imaginé et finalement ouvert, lu et relu dont Jean-Hubert
dessine à la plume un étrange et éblouissant portrait. Le Soleil a pour
lui la chaleur, la force et l’intensité de la langue et de la narration,
l’intensité d’un corps qui se livre et se déchire peu à peu, et dont le
manuscrit serait en quelque sorte le testament. Mais une nouvelle fois, comme
dans les grands livres : vérités et mensonges.
« A Mykonos, des semaines durant, j’avais lu
et relu toute la littérature qui gravite autour du “Soleil”, ou en est issue, ou
en est le reflet. Ou est supposée telle. Je n’étais pas le premier à m’y laisser
perdre. J’en étais venu à imaginer ce texte, à l’imaginer exactement. Comme on
imagine le visage du personnage au récit de ses aventures, à la seule mention de
son nom. Chacun connaît les visages d’Ulysse, du capitaine Achab, de Leopold
Bloom. Personne ne les a jamais vus ».
Tout grand livre est impossible à résumer. Ce
serait comme lui ôter les ailes qu’il déploie pour s’approcher du Soleil, ce
serait l’enfermer, le réduire à ce qu’il n’est pas. Un livre comme un autre, que
l’on ouvre, que l’on lit et que l’on referme, pour passer à autre
chose, car ce qu’il déploie sous nos yeux, ses milles rayons, son vol en
boucle, ses rebonds et ses éclairs, ses éclats, son cristal, sont une invitation
à une aventure littéraire unique, multiple, tournoyante, comme
l’est Ulysse, le Volcan ou L’Homme sans qualités.
Ouvrir Le Soleil et laisser ses yeux, comme ceux de la guêpe à
bandes jaunes de Pound, s’en extasier.
Philippe Chauché
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