« Il écrit sa vie en la vivant. Son écriture, c’est sa parade quotidienne, l’entrecroisement de toutes les combinaisons, la musique des histoires. Un art de vivre polyphonique ».
« Ma vie est ma matière, ma matière est ma vie ».
Si l’histoire de Casanova est un roman, celle de ses Mémoires, baptisées l’Histoire de sa vie, le sont tout autant. Jusque dans les années soixante du siècle dernier, on ignorait que ce manuscrit en français n’attendait qu’à revivre. Histoire de ma vie se trouvait en la possession des descendants de Friedrich Arnold Brockhaus, un éditeur qui avait aussi en son temps publié Le Monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Schopenhauer. Il a donc changé de main et de pays, et il est désormais l’heureuse propriété de la Bibliothèque Nationale de France. Des mécènes anonymes et visionnaires, comme ceux qui ont un jour aidé le vénitien, ont fait ce qu’il convient toujours de faire, pour que le manuscrit retrouve une place de choix en belle compagnie. Histoire de ma vie est désormais placé sous la protection de la BNF, où il retrouve Voltaire, et c’est heureux. Avant cette découverte exceptionnelle, les lecteurs français de l’aventurier philosophe devaient se contenter d’une douteuse traduction de l’édition allemande, d’une adaptation tout aussi trompeuse, mais désormais ce qui a été vécu, pensé et écrit par Giacomo peut être lu en français, sa langue d’adoption, la langue de l’aventure (1).
« Son destin est exceptionnel aussi parce qu’il est né vénitien ».
Casanova, son nom seul est une aventure. Sa vie l’est doublement. Alain Jaubert l’approche livre à la main. Rien de ce que n’a écrit, rien de ce que n’à vécu Casanova, ne lui est échappe. Son roman, qu’il a choisi de baptiser récits, est une palette romanesque qui révèle toute la richesse harmonique de ce roman total et floral. Roman de Venise, de Paris, Madrid, Barcelone, Gènes, Dux – d’où tout s’écrit et où tout s’achève. Roman d’une Europe lumineuse en mouvement permanent, les corps et les idées passent facilement les frontières – Nous sommes dans la grande Europe des Lumières, celle dont une violente force obscure a tenté, et tente encore, de nous détourner (2). Une Europe, qu’il s’agit de savoir habiter et traverser, et pour cela, il faut s’y connaître en langues, en ruses, intrigues, stratégies, alliances, évasions, séductions, signes et masques, et Giacomo est un spécialiste.
« Des livres interdits l’ont mené sous les Plombs. D’autres livres lui permettront d’en sortir. Casanova est cerné par des dizaines de verrous. Et c’est un verrou affûté qui lui offrira la liberté ! »
Casanova l’aventure, où le récit d’une vie, les récits d’une aventure, d’une échappée, d’une liberté libre– J’ai pris le parti le plus beau et le plus noble, le seul naturel. Celui de me mettre en état de ne plus manquer de mon nécessaire (3). L’aventure Casanova passe par des noms, une collection de prénoms, de visages, de chambres, de rues, de villes, c’est un collectionneur, et collectionner revient aussi à préparer, palette en main, le tableau de sa vie. Un tableau où l’on chante comme chez Mozart – C’est peut-être le personnage réinventé par Mozart et Da Ponte qui révèle à l’aventurier sa vérité ultime, les moments clés de sa vie. Dans les rôles titres de cet opéra : Louison, Clémentine, Hélène, Redegonde, Adèle, Annette, Esther, vrais ou faux, beaucoup proviennent de romans, de poèmes, ou chroniques du temps… Et contrairement à ce qui s’écrit aujourd’hui dans les romances et les gazettes, la plupart des femmes dont parle Casanova sont restées à jamais inconnues. On est loin du récit romanesque à trois écus qui fait toujours fureur aujourd’hui et qui ne cesse de dévoiler, pour finalement mieux dissimuler ce qu’il met en lumière, très loin de l’autofiction, de l’autofriction. Chez Casanova jamais d’aigreur, point de ressentiments, pas un soupçon de funeste. Il s’agit bien d’orchestrer sa vie, comme s’il s’agissait d’un opéra, d’accorder son corps, et d’électriser celles et ceux qu’il croise. Casanova est un roman électrique et sensuel, un roman de feu, que les dénonciateurs et les Inquisiteurs de Venise et d’ailleurs n’ont pas réussi à étouffer, un roman du corps. Casanova le voltigeur, qui dépense sans compter expose le sien aux fièvres et aux maladies d’amour, ses plus belles armes pour renaître : le sommeil, la lecture, l’écriture, et ne jamais s’ennuyer, on ne peut rêver meilleurs remèdes.
« Casanova se lève, fait du feu et, pendant deux ou trois heures, se met à écrire. Après, il se couche et dort huit heures. L’écriture contre le fiasco. Et le sommeil gagné grâce à l’écriture ».
Casanova a été le plus fantasque des aventuriers, un jongleur, un acrobate, et le plus sérieux des dormeurs studieux. Alain Jaubert en a fait un roman, un récit(s), une escapade romanesque, un effleurement gracieux, une effusion de langue, un éclat de lune sur la lagune, une échappée belle, une divine comédie nourrie de cette multitude de petits romans qui font le grand roman de sa vie.
Philippe Chauché
(1) Nous disposons aujourd’hui de deux éditions françaises : Bouquins chez Robert Laffont en trois volumes réimprimés en 1999, et La Pléiade chez Gallimard en trois volumes 2013, 2014 et 2015
(2) Philippe Sollers, Casanova l’admirable, Plon
(3) Cité par Philippe Sollers dans Casanova l’admirable
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