jeudi 20 novembre 2008

L'Arpenteur du Temps



Marta en avait assez, elle le quitta, il n'en fut point surpris. Aurore, lui fit porter sa dernière lettre, c'est ainsi qu'elle la présentait, voyez-vous cher ami, écrivait-elle, votre inconstance est amusante un temps, mais les temps changent, et j'ai d'autres instances qui me demandent, parfait se dit-il. Il traversa la Seine sur le Pont Neuf, s'engagea dans le jardin où quelques jeunes gens avachis passaient le temps, il s'en amusa. Il s'assit, alluma une cigarette, et sortir le livre de la poche intérieure de son pardessus :

" Quelle nuit délicieuse, dit-elle, nous venons de passer par l'attrait seul de ce plaisir, notre guide et notre excuse ! Si des raisons, je le suppose, nous forçaient à nous séparer demain, ne nous laisserait, par exemple aucun lien à dénouer... quelques regrets, dont un souvenir agréable serait le dédommagement.. Et puis, au fait, du plaisir, sans toutes les lenteurs, le tracas et la tyrannie des procédés. "
Nous sommes tellement machines ( et j'en rougis ), qu'au lieu de toute la délicatesse qui me tourmentait avant la scène qui venait de se passer, j'étais au moins pour moitié dans la hardiesse de ces principes ; je les trouvais sublimes, et je me sentais déjà une disposition très prochaine à l'amour de la liberté.
" La belle nuit ! me disait-elle, les beaux lieux ! Il y a huit ans que je les avais quittés ; mais ils n'ont rien perdu de leur charme ; ils viennent de reprendre pour moi tous ceux de la nouveauté ; nous n'oublierons jamais ce cabinet, n'est-il pas vrai ? Le château en recèle un plus charmant encore ; mais on ne peut rien vous montrer ; vous êtes comme un enfant qui veut toucher à tout, et qui brise tout ce qu'il touche. " Un mouvement de curiosité, qui me surprit moi-même, me fit promettre de n'être que ce que l'on voudrait. Je protestai que j'étais devenu bien raisonnable. On changea de propos. " (1)

Il referma le livre, le glissa sous son gilet, se leva, et repartit vers le Pont Neuf, le vent se levait, la nuit serait froide se dit-il. Il traversa une nouvelle fois la Seine, emprunta la rue où vivait Gloria, les fenêtres du troisième étage étaient éclairées, il se manifesta. Votre venue est d'autant plus appréciée cher ami, qu'avec Anna, nous venons de passer deux heures à travailler cette pièce, dont je vous ai parlée l'autre soir, ce duo pour piano et violoncelle. Elle venait de s'asseoir devant son piano, il préféra l'un des fauteuils de cuir qui lui permettait de fermer l'angle qu'elles avaient ouvert. Elles jouèrent. Il écouta. La soirée fût ensuite partagée entre quelques coupes de champagne et de nouvelles esquisses musicales que les deux jeunes femmes dessinaient, troublé par tant de beauté, il ferma les yeux.

Le taxi prit son temps, il arpenta quelques rues désertes avant de le déposer devant la porte de son immeuble. Il se servit une coupe de champagne, et dans le silence écouta la musique que diffusait les hauts parleurs. Le concerto n°1 pour flûte de Mozart, dans la respiration de Claudio Abbado. Il ferma les yeux, et se retrouva face à la Seine, un livre à la main, une cigarette dans l'autre, il lisait, il lisait :

" Elle mangea peu et ne voulut boire que l'eau ; elle était distraite, rêveuse, triste. Ce n'était plus cet enchantement, ces exclamations, par lesquels son attendrissement avait commencé à se signaler ; elle était maintenant plus occupée de son état que des choses qui le causaient. Trémicour, animé par son silence, lui disait des choses les plus spirituelles ( nous avons de l'esprit auprès des femmes à proportion que nous le leur faisons perdre ); elle souriait et ne répondait pas. Il l'attendait au dessert. Lorsque le moment en fut arrivé, la table se précipita dans les cuisines qui étaient pratiquées dans les souterrains, et de l'étage supérieur elle en descendre une autre qui remplit subitement l'ouverture instantanée faite au premier plancher, et qui était néanmoins garantie par une balustrade de fer doré. Ce prodige, incroyable pour elle, l'invita insensiblement à considérer la beauté et les ornements du lieu où il était offert à son admiration ; elle vit des murs revêtus de stuc de couleurs variées à l'infini, lesquelles ont été appliquées par le célèbre Clerici. Les compartiments contiennent des bas-reliefs de même matière, sculptés par le fameux Falconet, qui y a représenté les fêtes de Comus et de Bacchus. Vassé a fait les trophées qui ornent les pilastres de la décoration. Ces trophées désignent la chasse, la pêche, les plaisirs de la table et ceux de l'amour, etc. ( De chacun d'eux, au nombre de douze, sortent autant de torchières portant des girandoles à six branches qui rendent ce lieu éblouissant lorsqu'il est éclairé. )
Mélite, quoique frappée, ne donnait que des coups d'oeil et ramenait bientôt ses yeux sur son assiette. Elle n'avait pas regardé Trémicour deux fois et n'avait pas prononcé vingt paroles ; mais Trémicour ne cessait de la regarder, et lisait encore mieux dans son coeur que dans ses yeux. Ses pensées délicieuses lui causaient une émotion dont le son agité de sa voix était l'interprète. Mélite écoutait, et l'écoutait d'autant plus qu'elle le regardait moins. L'impression que faisait sur ses sens cette voix agitait l'invitée à porter les yeux sur celui en qui elle exprimait tant d'amour. C'était la première fois que l'amour s'offrait à elle avec son caractère, non qu'elle n'eût jamais été attaquée ( elle l'avait été cent fois ) ; mais des soins, des empressements, ne sont pas l'amour quand l'objet ne plaît pas ; d'ailleurs, ces soins et ces empressements manquent les desseins, et une femme raisonnable s'est accoutumée de bonne à s'en défier. Ce qui la séduisait ici, c'était l'inaction de Trémicour en exprimant tant de tendresse. Rien ne l'avertissait de se défendre : on ne l'attaquait point ; on l'adorait et on se taisait. " (2)

Le silence s'imposa, il se servit une autre coupe, ouvrit la fenêtre du salon et alluma une cigarette, le silence, se dit-il de quoi est-il porteur, de calme, de beauté, de volupté, et de doute, qui ne douterait pas poursuivit-il, que c'est aussi le doute qui se penche le soir sur notre vie, et avec d'autant plus d'insistance lorsque justement nous nous trouvons au soir de notre vie. Bien tout est en place, cessons de douter, il claqua la porte de l'immeuble, il avait la nuit à arpenter :

" Ainsi le voyageur, dans la période de désaffection qu'il croyait être la sienne, regardait le quai vide. Il se trouvait à mille deux cents kilomètres de sa ville, dans la petite gare italienne de Muratella. La petite gare italienne de Muratella était une gare déserte et sans abri. Que dirions-nous de ce voyage ? S'agissait-il d'une fuite ? " Mon problème étant métaphysique, la solution ne peut être que métaphysique. Mais il est fort probable que mon problème touche également la sexualité. En ce cas, mon problème ne peut être que métaphysiquement sexuel ", pensait le voyageur. Le voyageur ne fuyait pas ; il cherchait surtout à comprendre. Etant donné le caractère désopilant de la sexualité dont nous parlons ici, il faudrait ajouter : à ne pas condamner, à ne pas rire, à ne pas détester, mais à comprendre. Or Paris n'était plus la ville appropriée pour réfléchir ainsi ( more spinozico ). Dans cet appartement qu'il possédait avenue de Breteuil ( le voyageur ne travaillait pas vraiment, il vivait sur le patrimoine que lui avait légué son père ), tout lui était pénible. Par exemple, tandis qu'il traînait au lit sous le coup de cette désaffection dont il souffrait ouvertement, et qui lui donnait l'air piteux d'un joueur de loto abonné à la guigne, sa femme trouvait presque toujours une raison de lui apporter un journal, une pomme, un biscuit. " Arrête de répéter ce mot, le tançait-elle : je te répète que n'est pas dans une période de désaffection. " Mais justement, une telle sollicitude lui portait sur les nerfs. " Tout cela est très beau et très touchant, et la sollicitude aura toujours son mérite, car elle est rare. Mais ça n'avance à rien et j'en peux plus. ", disait-il par téléphone à ses amis.
Enfin le train s'ébranla. " (3)

Il souriait lorsqu'il glissa son billet de train dans le composteur automatique, et se reteint d'allumer une cigarette, il la garda un long moment au coeur de la bouche, il allait rouler toute la nuit, c'était parfait, au matin il serait à Venise.

à suivre

Philippe Chauché


(1)Point de lendemain - 1812 - / Vivant Denon / Gallimard
(2)La petite maison / Jean-François de Bastide / Gallimard
(3)Projet pour une révolution à Paris / David di Nota / L'Infini / Gallimard

2 commentaires:

  1. Au cinéma, jamais personne ne s'étonne de certaines scènes, qui sembleraient pourtant complètement surréalistes dans la vraie vie. Mais la fiction ne prend pas naissance dans le vide, dans le rien. Elle s'inspire bien du réel, aussi subjectif que peut en être sa substance. Il en est de même pour le roman. Extraits délicieusement choisis, tant ils me font joliment voyager dans un relatif et doux réalisme. M.

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  2. Mon anonymat n'excuse en rien mes fautes de français ! "subjective" et non "subjectif" bien-sûr ! Monsieur Chauché, me pardonnerez-vous pour cette grossière erreur sur votre blog d'une grande qualité, et ce, même si nous nous connaissons pas ? Si cela ne devait pas être le cas, ça m'apprendra à écrire aussi vite que je pense et sans même prendre le temps de me relire. Bien à vous. M.

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