dimanche 14 décembre 2008

La Chapelle



La nuit s'est invitée, alors que rien, finalement rien de l'y obligeait, le froid redouble, c'est en tout cas ce sentiment de glaciation qui le frappe, sa peau s'est rétrécie, ses mains, seules ses mains sentent l'été, il n'en revient pas, il craignait qu'elles aussi l'abandonne, non, elles ont toujours autant d'allant, de liberté, de vivacité, de doute aussi, il passe d'ailleurs pour le pianiste du doute, de l'accord douteux ajoutent quelques jaloux, alors qu'il a toujours été celui de l'éclat, ils ne comprennent pas où il va chercher ces accords désaxés, ces mélodies troubles, ces effusions, ces distorsions à naître, alors, ils parlent du pianiste du doute, et pourtant, il joue et ses mains répondent, elles font même mieux, elles élancent sa musique sur le clavier, un exemple, oui un exemple, Jackieing, ce 15 novembre 1971 (1) est pourtant glacial, le studio immense et humide, le piano étrange, bancale, il pense à bancale, comme cette mélodie qui lui colle à la peau, comme un glacier qui fond, chaque goûte d'eau glacée descend sur le clavier, il sait imiter la pluie, mais pour la glace qui fond, désolé, les amis, c'est impossible, et pourtant, pourtant il faut bien aller au bout, en finir, alors il en finit et se lève, il quitte le studio pour aller fumer une cigarette dans la rue, le froid, la pluie, la nuit, et la musique, vous ignoriez que j'étais là en train d'écrire une page de musique, c'est ce qu'il dit à Art Blakey qui a tout entendu, tout vu, et qui lui sourit, et quelle musique ajoute-t-il ! en accord profond avec les désaccords du temps, je glisse, je m'élève, m'envole, je plonge, m'arrête, silence de la musique qui se pense, pensée de la musique qui se joue là devant tant de sourds, et après moi le déluge, ou l'avalanche, comme vous voulez ! il écrase sa cigarette et retrouve le piano, allez c'est une Evidence, jouons mes amis dans la distorsion du temps.

" 2 octobre. Dehors sous la pluie dans le parc du palais impérial, le jasmin jaune orange pâle. Je rentre écouter Monk : Trinkle trinkle, Nice work if you can get it, les derniers enregistrements de novembre 1971 à Londres (Chappel Studios). Il y a là plusieurs morceaux stupéfiants et d'abord ceux qui ne se laissent pas aimer facilement, comme les cinq premières minutes presque déconcertantes de fausse hésitations de Darn that dream. En revanche, impossible de ne pas être séduit par Little Rootie Tootle pour son fils puis par son génial détournement de Nice Work if you get it (Gerschwin). Soufflé par le procédé de composition et naturellement l'interprétation de Jackie-ing (pour sa nièce). Je me souviens de Pierre (Guyotat) me faisant écouter Art Tatum si je parlais de Monk, ou m'emmenant à la cinémathèque voir Griffith si je parlais de cinéma expérimental. Le premier disque de Londres se termine sur Bleu Sphere, chef-d'oeuvre absolu, avec l'autorité de celui qui peut tout. Maîtrise du genre Martha Argerich, discordances dignes d'Erik Satie. (2)

Peu importe tous ces doutes inventés, ces diables invités qui me tournent autour, ces coups de cordes que je reçois ici et là, cette méfiances, ces sourires, ces claques, bref, tout le cirque qui m'accompagne, je joue, même en enfer je jouerai, alors disons qu'ici je suis au Paradis, c'est ce qu'il ajoute un peu plus tard lors d'une pose, il écoute l'enregistrement de ce qu'il vient de jouer, satisfait, non, heureux simplement, un tel état va bien encore m'attirer les foudres des aveugles se dit-il, moi je suis un arpenteur, un chercheur d'or, un magicien, un acrobate, un patineur, voilà, mes partitions glissent et mes mains font ce qu'elles peuvent, elles dérapent, et retombent finalement sur leurs pouces. Bien joué ! lui répond John les yeux rivés sur les vues mètres de sa console, bien joué, bien vu, bien entendu, bien dessiné, merde mec, ce qu'il y a là en boite, va transformer le monde !

" Durant la journée, il déambulait, absorbé en lui-même, tramant sa musique, regardait la télé ou composait quand il se sentait d'humeur. Parfois il marchait quatre ou cinq jours d'affilée, arpentant d'abord les rues, descendant jusqu'à la 60°, montant jusqu'à la 70°, entre la rivière à l'ouest et trois blocs plus à l'est, puis réduisait graduellement son orbite jusqu'à ce qu'il tournât autour de son bloc, puis à l'intérieur de son appartement, sans cesser de marcher, embrassant les murs, ne touchant jamais au piano, ne s'asseyant jamais - puis il dormait pendant deux jours entiers. " (3)

La nuit est là, permanente, je ne parle plus, je ne joue plus ou alors très rarement, je me plonge dans les éclairs de la ville, dans les nuances du ciel et du parc, tout est tressaillement m'ont-ils dit, retournement, trop joué, trop fumé, trop écouté, trop travaillé, trop compris la musique, ah bon ! Rien à répondre, plus rien à dire de la musique, elle est pourtant là, immense, indestructible, comme moi finalement.




à suivre

Philippe Chauché
(1)Thelonious Monk / The London Collection / Black Lion
(2)Poussière d'or / Marc Dacby / L'Infini n° 105 / Hiver 2008 / Gallimard 2008
(3) Geoff Dyer / Jazz impro / tradu. Rémy Lambrechts / " Musiques et Cie " 10/18

1 commentaire:

  1. Depuis chez Albin, n’a vu de la lumière, n’est entrée. Etrange lumière liquide qui colle un peu au nerf.
    N’on repassera.

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