mardi 9 décembre 2008
Vu du Ciel et de la Terre
Voici un tableau, voici un écrivain, et un peintre, un sculpteur, deux acteurs du temps. Soyez attentifs à ce qui s'y joue là ! Dans la dernière livraison de L'Infini, Thomas A. Ravier, écrivain, écrit :
" On pourrait dire des personnages de Genet ce que Giacometti disait de certaines de ses sculptures : " elles ne représentent qu'elles-mêmes ".
Quand on lui demande ses souvenirs de Giacometti, Genet a cette réponse merveilleusement pratique : " j'ai encore dans les fesses la paille de la chaise sur laquelle il m'a fait m'asseoir pendant quarante et quelques jours pour faire mon portrait ". Ce sont les souvenirs du corps qui comptent, en effet. Pour le reste, je doute que ces quarante journées aient été dénombrées au hasard par Genet : après le déluge, Giacometti ! " (1)
Ce corps est celui d'un musicien écrivain, Giacometti n'est pas un réducteur de tête, mais il concentre les pensées et élève les corps, il suffit pour s'en persuader de tourner en rond autour de ses sculptures, ces hommes qui marchent, délivrés de toute pression sociale, pire que l'apesanteur, nous tournons dans la nuit, et les flammes de la forge nous dévorent, pour nous inviter à la résurrection.
" Nouvel opéra fabuleux : un oratorio enfantin, enthousiaste. Ses interprètes sont allégoriquement, le Plaisir, la Beauté, le Temps, la Théologie, le Vice, la Nuit. Dieu, le Diable. Les vrais personnages de Genet sous leur nom civil d'emprunt. Ils entrent en scène simultanément, font entendre leur voix à travers leurs corps. On écoute leurs respirations. Ce festin ancien, presque médiéval, dissout les frontières imaginaires, qu'elles soient sociologiques, culturelles. La sainteté, c'est un rythme poétique supérieur qui la confère. Le souvenir sauvage et sanctifié d'Une Saison en enfer fait le reste. " (1) Glenn Gould ne dit pas autre chose de la musique, encore une affaire de sainteté, il va bien falloir s'y habituer.
Seuls comptent les souvenirs du corps qu'il soit en mouvement visible, ou dans le silence du geste, pensez à ceux de Picasso, à la fin de vie (?), plus vivant que mille jeunes peintres tristes et bavards, plus que jamais "Yo Picasso !", plus que jamais le corps devant, comme un torero, ne jamais perdre le moindre centimètre de terrain, ses Mousquetaires en disent long sur le corps de l'homme, l'axe du corps passe par là, par l'épée et le pinceau, évidemment scandale, c'est un sexe que l'on nous montre, disent-ils, ah bon ! on ne s'en doutait pas, circulez, il n'y a rien à entendre. Pensez au corps de Genet, impossible de l'enfermer dans un rôle particulier, il les épouse tous, voleur, allez-y pour voleur ! pervers, si vous y tenez ! assassin, je n'y tiens pas spécialement, mais si cela vous rassure, etc. etc. etc. Pensez à celui de Céline, de Proust, de Faulkner, d'Hemingway, et écoutez ce qu'ils en disent, ce qu'ils en écrivent encore aujourd'hui, et si la nausée vous guette lisez leurs livres, une belle manière de remettre le corps à l'heure !
" Je lui demandai s'il accepterait de mener avec moi ma vie, même dans ce qu'elle présenterait de dangereux, il me regarda dans les yeux et je ne vis jamais regard plus frais. C'était une source noyant une prairie déjà humide où poussent des myosotis et cette graminée qu'on appelle dans le Morvan l'herbe tremblante. " (2)
" Voici Noël !... je me dis : on va me foutre la paix ! à ça, qu'à moins d'être absolument détraqué pensent les vieux jetons... qu'on les laisse tranquille... Vive Noël... surtout pas reluisant, vous n'avez plus rien à donner, et vous ne recevez plus de visites... exempt ! Vive Noël !... vous ne recevez plus de cadeaux non plus ! Vive Noël encore ! plus à dire merci ! Vive Noël !
Basta ! on sonne !... une fois, deux fois, pas le téléphone... à la grille ! en bas du jardin, trois fois... bien sûr que je peux faire le sourd, je suis pas domestique. Ouah ! ouah !... tous les chiens s'y mettent ! c'est leur métier... eux aiment le bruit !... et que ce sacripant sonne toujours ! peut-être un mendiant ? merde ! salut ! on m'a assez pris, on m'a assez dévalisé, emporté tout, vendu aux Puces, et à la salle ! putain que j'ai donné pour la vie ! né, je voudrais qu'on me rende !... y a des pillés qui retouchent et fort ! je suis de ceux !... je suis des autres qui doivent toujours !... ouah ! l'entêté de la grille a sonné au moins dix fois, il amuse les clebs... ça va mal, Noël !... plus, je vous oublie, il pleut comme vache !... il va être rincé, ce malotru... oh, ça le gêne pas !... il resonne, mais un ennui, les voisins ! s'ils se mettent aussi à aboyer !... ils ont le droit ! ils peuvent m'en vouloir... dix ans !... vingt ans !... Zut ! là c'est grave ! le mieux que j'y aille !... descende à la grille, chasse le malotru ! fort et vite !... j'y vois rien, si ! un peu... une forme dans le noir... dans le gris...
- Foutez-moi le camp ! voyou ! vite ! voyou ! saloperie ! et j'aboie ! avec les clebs ! ouah !... et je râle !... wrah ! prêt à mordre !... à nous quatre ensemble je peux dire qu'on se fait entendre ! wrah ! jusqu'à Auteuil !... joyeux Noël ! par la Seine, l'écho, vous pensez ! ce réveillon ! mais ce goujat s'en va pas du tout ! même il m'apostrophe, il s'accroche à la sonnette...
- Monsieur Céline, je veux vous voir !
- Monsieur, impossible dans la nuit !... allez-vous en ! ne revenez jamais ! je vous fait déchiqueter par mes chiens !
Le foutu s'entête !
- Je vous ai écrit vingt fois ! J'ai parlé de vous dans cent articles ! cher auteur ! jamais vous ne m'avez répondu ! je vous ai traité de tout Céline ! Canaille !... Vendu !... pornographe !... agent double ! triple ! jamais vous ne m'avez répondu !
- Jamais, je ne lis rie, frère de l'ombre ! je ne suis pas tenté, ouah ! ouah ! ..." (3)
" Pendant trois jours, il avait violemment soufflé du Sud, tirant les frondaisons des palmiers au-delà des troncs gris qui ployaient. A mesure que le vent forcissait, les tiges vert foncé des frondaisons s'agitaient furieusement, dès qu'il les avait brisées. Les branches des manguiers se balançaient et claquaient dans le vent, et sa chaleur brûla les fleurs des manguiers jusqu'à ce qu'elles soient brunes et couvertes de poussière et que leur tiges se dessèchent. L'herbe sécha et il n'y avait plus la moindre humidité sur le sol et le vent n'était plus que poussière.
Le vent souffla jour et nuit pendant cinq jour et, quand il cessa, la moitié des frondes pendaient, brisées, le long des troncs, les mangues vertes étaient sur l'arbre encore ou sur le sol et les fleurs étaient fanées et les tiges desséchées. La récolte de mangues était perdue, comme tout ce qui poussait cette année-là... " (4)
" Le ciel se dégageait, les lambeaux d'ombres fuyantes n'étaient plus l'essentiel, et il lui semblait que cette amélioration du temps était une nouvelle ruse de la part de l'ennemi, les troupes fraîches auxquelles il venait apporter ses anciennes blessures. " (5)
" J'avais le plaisir d'une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d'une pêcheuse de Balbec, comme j'avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu'elles pouvaient me donner m'aurait paru moins vrai, je n'aurais plus cru en lui, si j'en avais modifié à ma guise les conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une payssage de Méséglise c'eût êté recevoir des coquillages que je n'aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n'aurais pas trouvée dans les bois, c'eût été retrancher au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels l'avait enveloppée mon imagination. Mais errer dans les bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c'était ne pas connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. " (6)
Le corps à l'heure voilà l'objectif, le corps accordé au temps, cela peut sembler simple ou alors très compliqué, à vous de voir, le corps accordé au mouvement du peintre, il est assis comme s'il s'apprétait à voyager, c'est Ulysse, comme il est musicien, il évite tous les pièges. Belle leçon de vie, celle que nous offre Jean Genet n'est pas autre.
à suivre
Philippe Chauché
1) Genet, l'homme aux semelles du temps / Thomas A. Ravier / L'Infini n°105 / Hiver 2008 / Gallimard
(2)Journal du voleur / Jean Genet / Biblios / Gallimard
(3)Rigodon / Louis-Ferdinand Céline / Gallimard
(4)Bonne nouvelle du continent / Ernest Hemingway / Le chaud et le froid / traduct. Charles Cachéra et Pierre Guglielmina / Gallimard
(5) Le (De) Bruit et la (De) fureur / William Faulkner / traduct. M. -E. Coindreau et M. Gresset / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard
(6)Marcel Proust / Du côté de chez Swann / A la recherche du temps perdu / Gallimard
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Ah ! il faut avoir vu les vidéos de Giacometti peignant, Giacometti scrutant, cherchant, dessinant la tête de son modèle comme s'il la créait véritablement, et avec tant d'humilité et d'Amour (attention, capitale) qu'on ne peut lui prêter aucune ambition de Pygmalion ; Giacometti grattant dans la matière qu'est le vide de son tableau, tout comme il dessine ses sculptures dans le vide de la matière qu'il respire... Le vide et le plein se répondant au rythme de la respiration du peintre, qui approche la vie (ne s'agit-il que de sa représentation ?) à traits successifs comme s'il cherchait son souffle. Comment ne pas sentir alors la dimension sacrée intrinsèque de l'art, et combien ce dernier est condition d'existence pour celui qu'il habite ?
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