mercredi 27 janvier 2010

Vérité du Roman

Il se dit c'est toujours la même histoire, une guerre profonde, terrible, une guerre faite aux écrivains, elle est présente depuis longtemps, avec ses éclats d'obus qui visent à détruire les mots et donc le corps de l'écrivain. Il se dit il y a un roman " Jan Karski " de Yannick Haenel, lors de sa parution, il écrivait ici même :

" A l'origine il y a un nom, un corps, un visage, et une voix. A l'origine il y a un film, Shoah de Claude Lanzmann, qui traverse l'histoire du cinéma documentaire, comme La Recherche du Temps Perdu traverse l'histoire de la fiction romanesque, insaisissable, immense, renversant, fondateur, nécessaire, et ce nom Karski, et ce prénom Jan, ce corps, ce visage, cette voix vont féconder ce roman, Jan Karski, comme un jour une tapisserie la Dame à la licorne féconda A mon seul désir , grandeur de la fiction, renversement de la fiction, nécessité de la fiction, dites-moi ce que vous avez vécu, je l'écrirai, mais autrement, dans ma liberté totale, cette liberté que vous n'avez jamais cessé de porter.

A l'origine il y a ce visage, et ces mots, ce corps et ces mots que Lanzmann saisit et que Yannick Haenel regarde et écoute. Regard et oreilles aiguisés, regard et oreilles accordés d'écrivain :

" Les phrases de Jan Karski viennent de loin ; elles semblent perdues dans le temps, vouées à une répétition désespérée. Car la " conscience du monde ", comme il dit, a-t-elle vraiment été " ébranlée " ? Les deux hommes qui en 1942 disant à Jan Karski : " Peut-être ébranlera-t-on la conscience du monde " n'ont plus que ça, ils se raccrochent à cet espoir. Mais est-il possible d'ébranler la " conscience du monde " ? Et ce qu'on appelle le monde a-t-il encore une conscience ? En a-t-il jamais eu ? A ce moment du film, en écoutant la voix de Jan Karski, on sait que non. Soixante ans après la libération des camps d'extermination d'Europe centrale, on sait qu'il est impossible d'ébranler la conscience du monde, que rien jamais ne l'ébranlera parce que la conscience du monde n'existe pas, le monde n'a pas de conscience, et sans doute l'idée même de " monde " n'existe-t-elle plus. " Nous voulons, dit-il, une déclaration officielle des nations alliées stipulant qu'au-delà de leur stratégie militaire qui vise à assurer la victoire, l'extermination des Juifs forme un chapitre à part. " (1)

A l'origine il y avait la croyance dans les mots qui peuvent retourner le monde contre la barbarie, à l'origine il y avait deux hommes qui conduisaient un troisième, dans l'Enfer, deux Juifs qui parlaient à un Catholique du ghetto de Varsovie, ce lieu de mort qui dessinait les Camps de la Mort. Deux Juifs qui parlaient et qui montraient pour qu'il dise, lui le Catholique, pour qu'il parle de ce qu'il avait entendu et vu, de ce qu'il avait entendu et vu du ghetto et des Camps de la Mort, et que le monde se réveille enfin. A l'origine il y avait l'espoir d'un réveil, mais les phrases n'ont rien réveillé, mais la parole n'a rien libéré, la destruction des Juifs d'Europe tenait à ça, à une écoute réelle, à un défi, où se jouait autre chose que la Victoire contre l'Allemagne Nazi, ce qui se jouait était le sauvetage réel d'un peuple, qui se jouait était la liberté, alors que c'est le chantage qui l'a emporté, alors que c'est le marchandage de l'Europe qui s'est joué. A l'origine il y avait ceux qui croyaient dans les mots qui voient, et dans le regard qui parle, et il y avait des aveugles et des sourds vautrés dans leur handicap. A l'origine il y avait un homme qui allait traverser l'Europe dans tous les sens, porteur de tout le sang d'un peuple massacré, porteur de toute l'histoire d'un peuple que les nazis allaient détruire, rayé de la carte d'Europe centrale, les sourds et les aveugles savaient tout cela. A l'origine il y avait un Catholique porteur de tous les mots des Juifs, de toutes les phrases des Juifs, qui a parlé dans le désert glacé, qui a dit, qui a redit, à n'en plus finir, et les mots se sont envolées comme les fumées des Camps de la Mort.

" Un homme est debout, immobile, dans la rue. Jan Karski se fige pour nous le faire voir, il prend une pose de stupeur, bouche ouverte, yeux écarquillés : un homme " pétrifié ", comme il disait tout à l'heure. Mort ? Non, le guide dit qu'il est vivant. " Monsieur Witold, rappelez vous ! Il est en train de mourir. Il est mourant. Regardez-le ! Dites-leur là-bas ! Vous avez vu. N'oubliez pas ! " (1)

A l'origine il y a la mémoire, celle des yeux, celle du corps, la mémoire qui envahit Jan Karski, la mémoire de la peau et du verbe, la mémoire, parlez, lui dit-on, parlez, parlez, ne cessez de parler, cela est sans importance, on connaît la suite ! Terrible !

A l'origine il y a le récit de Jan Karski. Il a le corps et les mots de Jan Karski filmés par Claude Lanzmann, et que voit Yannick Haenel. A l'origine il y a les mots, qu'écoute et qu'entend Yannick Haenel, et de tout cela naît le roman, le roman des mots vus par Jan Karski, le roman des corps qui meurent, le roman de la cécité volontaire, comme on le dit de la servitude, et le roman de la surdité volontaire.

" D'un côté il y avait l'extermination, et de l'autre l'abandon - rien d'autre à espérer. C'était le programme du monde à venir, et ce monde, effectivement, est venu : tous nous avons subi cet abandon, nous le subissons encore. C'est ainsi qu'il m'est devenu absolument impossible de dormir : depuis le 28 juillet 1943, c'est-à-dire depuis plus de cinquante ans, je n'ai pas trouvé le sommeil. S'il m'est impossible de dormir, c'est parce que la nuit j'entends la voix des deux hommes du ghetto de Varsovie ; chaque nuit, j'entends leur message, il se récite dans ma tête. Personne n'a voulu entendre ce message, c'est pourquoi il n'en finit plus, depuis cinquante ans, d'occuper mes nuits. C'est un véritable tourment de vire avec un message qui n'a jamais été délivré, il y a de quoi devenir fou. Ainsi les nuits blanches s'ouvrent-elles pour lui, elles l'accueillent. " (1)

A l'origine il y a des mots que Jan Karski porte à travers l'Europe et l'Amérique, à l'origine il y a ces mots qui sont des silences, et puis il y a ces mots que porte Yannick Haenel, les mêmes, et pourtant si différents, ce n'est pas un témoignage, c'est des mots qui ont vus, l'écrivain à vu les mots qui ont vu de Jan Karski, l'écrivain a fait de ces mots un grand roman, le mot est inscrit sous le nom de l'auteur, et oui un roman. Un roman pour dire ce qui n'a pas été vu, et ce qui n'a pas été entendu. " Pas un mot à enlever, se dit-il. Il y a donc ce roman d'aujourd'hui, ce roman qui se saisit d'une histoire unique et de l'Histoire des juifs d'Europe, il y a un roman politique, qui renverse les croyances, et qui aujourd'hui est traîné dans la boue par un cinéaste-romancier Claude Lanzmann, dans une gazette populiste, lisons :

" ... je ne voyais pas comment on pouvait écrire un roman sur Karski, comme l'homme qu'il était, que j'avais connu, et la nature même de son témoignage, tels qu'ils apparaissent dans Shoah, pourraient donner matière à fiction... Certains appellent " hommage " ce parasitage du travail d'un autre. Le mot de plagiat conviendrait aussi bien... Ce que Haenel ignore et qui, s'il l'avait su, l'aurait peut-être retenu à se livrer à sa fade complainte de belle âme, c'est que, pendant les quarante-huit heures où j'ai tourné avec Karski, je lui ai posé toutes les questions capitales sur ses rencontres avec les leaders politiques, intellectuels ou religieux de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis et qu'il y a répondu, avec droiture et même enthousiasme, devant ma caméra... Yannick Haenel est sans doute trop jeune pour savoir que le plus grand des hommes peut avoir plusieurs visages, être double ou triple ou plus encore et son Karski inventé est tristement linéaire, emphatique donc, et finalement faux de part en part... Les juifs d'Europe n'ont pas été sauvés. Auraient-ils pu l'être ? Ceux qui, péremptoires, répondent aujourd'hui " oui " ne sont-ils pas eux aussi des lecteurs tâtonnants de leur propre temps ?... " (2)

Ce réquisitoire n'est pas nouveau, se dit-il, cet homme veut la peau d'un autre homme. Crime aboslu, avoir écrit un roman, un roman sur un homme d'exception, et tenté de délier les fils de l'illusion organisée et dominante du " Spectacle ", du fameux " on ne savait pas ! ", pensé et écrit ce roman en écrivain, en moraliste aussi, en sondeur du monde, de la surdité, et du mensonge organisé, et ajoute-t-il, c'est lui que l'on accuse aujourd'hui de mensonge, d'avoir commis " un faux roman ". Il se dit, je devrais en rire, mais parfois, le rire ne vient pas. Le procureur Lanzmann estime sûrement que l'histoire de Karski lui appartient, un " jeune " écrivain, n'a pas à s'en saisir, n'a pas à en faire une oeuvre romanesque, n'a pas à écrire un livre exceptionnel dont la portée, terrible, va dans l'au-delà du romanesque, et vrille le coeur du mensonge fatal et partagé, dont on sait les conséquences, la destruction des Juifs d'Europe.

Le venin va se dissoudre pense-t-il, restera le roman, la victoire de la vérité du roman, et cette vérité du roman vérifie en permanence la liberté de l'écrivain, et ce n'est pas un procureur d'un autre temps qui peut la changer.

Le roman réussi est une vérité qui fait trembler le monde, et c'est cette vérité qui effraie Lanzmann.


" Il n'est même pas possible de parler de " crime contre l'humanité ", comme on s'est mis à le faire dans les années soixante, lorsqu'on a jugé Eichmann à Jérusalem : parler de " crime contre l'humanité ", c'est considéré qu'une partie de l'humanité serait préservée de la barbarie, alors que la barbarie affecte l'ensemble du monde, comme l'a montré l'extermination des Juifs d'Europe, dans laquelle ne sont pas impliqués seulement les nazis, mais aussi les Alliés. " (1)



à suivre

Philippe Chauché

(1) Jan Karski / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(2) Marianne / N° 666 / Du 23 au 29 janvier 2010

3 commentaires:

  1. Il vous faut lire l'article qu ' Annette Wieviorka , historienne, spécialiste de la Shoah , consacre à cette période ( et au livre de Haenel ) dans la revue " Histoire" de janvier 2010 .

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  2. Comme Lanzmann, Anne Wieviorka n'a toujours pas saisi les enjeux du roman. C'est ainsi, retour en force du 19° siècle, misère de la pensée, pensée de la misère.

    bien à vous
    Philippe Chauché

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  3. Ce roman, qui n'en est d'ailleurs pas un, est une imposture :

    http://stalker.hautetfort.com/archive/2010/01/23/saint-germain-des-pres-sur-cadavres.html

    Cordialement.

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