mardi 10 mars 2009

Délivrance




Prenez deux écrivains, deux hommes de l'ombre et de la lumière, tout dépend de ce que nous entendons par ombre et lumière, deux aventuriers de notre temps, en clair d'hier, d'aujourd'hui et de demain, car vous le comprendrez en les lisant, qu'être au coeur du Temps, c'est être de tous les temps, de ceux qui ont réjoui le corps et de ceux qui l'on brisé, du mauvais comme du bon !

Prenez deux hommes libres à l'affût de la pensée, qui chaque jour la nourrissent de ces " livres qui sauvent " et de ces " écritures qui délivrent ", au centre d'une revue rare, qui fait signe, comme un Phare au langage simple pour les marins, et incompréhensible pour les terriens " assis ", deux marins du large nourris notamment du souffle de Melville et de Nietzsche, et de quelques autres, d'ici et d'ailleurs : " Oui, le moment est venu de tout reprendre. Alors que la planète est saccagée, que l'ordre marchand y partage sa peste carbonique, alors qu'on escamote la réalité elle-même dans la simulation généralisée des réseaux, qu'on promet l'espèce parlante au maçonnage biologique, il y a encore quelques cerveaux qui n'acceptent pas l'esclavage comme prémisse et qui reprennent l'étude " au bruit de l'oeuvre dévorante ".
Tout reprendre, qu'est-ce que cela veut dire ? Tout recommencer depuis le début ? En un sens, oui. Mais aussi tout récapituler en déplaçant la somme par le détour. Car s'il y a REPRISE, il n'y a pas répétition. Tous ceux qui veulent prolonger les formules éculées filent au trot vers la fosse : ça commence à se savoir.
Debord a fait un emblème du palindrome classique : In girum imus nocte et consumimur igni. Il concluait - comme nous - à la nécessité de revenir au commencement ; sauf que pour nous cela ne signifie pas tourner en rond dans la nuit, et encore moins se laisser dévorer par le feu. L'heure de la cendre n'est pas ce vers quoi nos pas nous dirigent : le retour vers lequel nous marchons est un avènement... " (1)

Prenez deux hommes qui ont ici ou là une certaine renommée, relative, mais certaine, qui ont quelques amis, qui portent haut l'idée de la défense des " amis choisis ", dont un écrivain - éditeur : "... Lorsque nous allons voir Philippe Sollers, quelque chose roule dans nos veines - un sang mauve très froid, ce sang de la rigeur féroce qui pressent l'aventure. Nous voici dans le hall des éditions Gallimard : un hall rutilant et un peu toc, où sur les murs s'exhibent des portraits, sans doute ceux des employés les plus méritants, me dis-je, car ils ont ce air déplumé des vaincus. Je m'approche et regarde les noms : ce sont des écrivains.
Sollers descend l'escalier à toute vitesse, nous serre la main, et tout de suite, on entend un ricanement. Dès qu'on ouvre la bouche, ça ricane autour de nous ; une crissure de rage - un son abject. Sollers s'étonne, on se retourne, personne : le ricannement a lieu tout seul.
Sollers hausse les épaules. Il nous fait remarquer que déjà notre rencontre fait souffrir quelqu'un.
- Mais qui ? ajoute-t-il en riant.
- Le Diable probablement, dit Meyronnis.
Sollers sourit :
- Faire souffrir le Diable ! C'est le programme... " (2), comme le fît un temps l'ami affiché d'un révolutionnaire - penseur - écrivain - cinéaste du Temps Réel : " ... Beaucoup d'encre a coulé sur le fait qu'il avait racheté une salle au quartier latin, pour n'y faire projeter que mes films. On a trouvé extravagant un tel " cadeau ". Si, d'après ces journalistes, un cinéaste ne devrait pas accepter ce genre de cadeau d'un ami, on se demande quelle conception de l'amitié peuvent avoir ces pauvres gens ? Et quels cadeaux peuvent bien leur faire, à eux, leurs amis, s'ils en ont ?... " (3) Finalement à bien y regarder et à bien y lire, ces hommes se sont employés et s'emploient toujours à " faire souffrir le Diable ", un programme d'Accomplissement pourrions-nous dire, alors nous le disons !

Prenez deux hommes qui ne craignent pas, de plonger dans le ventre de la Baleine, de passer par le Néant, dans l'axe dominateur du nihilisme, pour " réveiller ceux qui dorment " la plume à la main : " ... Ce qui se révèle fonde une mémoire en avant, dont chaque phrase est l'écoute.
Écrire des livres consiste, aujourd'hui, à tourner ses phrases vers cet éclair résurrectif qui vous accorde à ce qui s'abrite dans le terrible aussi bien que dans le vif.
Il existe un usage extatique de l'archive du temps. Il n'appartient à personne en propre, surtout pas aux professionnels du domaine spécialisé de la culture, encore moins à ceux qu'on appelle les " écrivains ", les " poètes " ou les " philosophes ". Cette archive est disponible pour tous et pour personne et, pour peu que vous ayez un coeur, une oreille, et que votre sang connaisse le chemin de l'encre, elle vous est destinée.
La parole qui s'ouvre à toutes les paroles qui parlent depuis ce débordement s'affranchit des vieux genres : elle n'est plus littérature au sens classique, mais se déploie comme expérience poétique et comme expérience spirituelle. " (4)

Prenez ce livre (4) comme une expérience spirituelle, une Gnose effervescente, à lire les yeux ouverts, comme on doit le faire face à ce tableau essentiel de Velasquez.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Ligne de risque / Numéro 13-14 / Printemps 2000
(2) Philippe Sollers / Poker / Entretiens avec la revue Ligne de Risque / L'Infini / Gallimard
(3) Considérations sur l'assassinat de Gérard Lébovici / Guy Debord / Éditions Gérard Lébovici / janvier 1985
(4) Yannick Haenel - François Meyronnis / Prélude à la délivrance / L'Infini / Gallimard

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