samedi 28 mars 2009

La Bonne Fortune



" Peu d'interprètes dépassent leur statut, leur fonction, leur responsabilité. Pour la plupart d'entre eux, la musique est une profession : ils jouent ce qui est écrit, sont rémunérés pour le faire. La gloire les attend, ou la médiocre dureté à peine fêlée d'un anonymat tranquille. Quelques-uns restent dans l'histoire : ils ont eu la bonne fortune d'exercer leur métier à une époque où tout se conserve et s'archive. Ceux qui les ont précédés doivent se contenter de quelques lignes dans les dictionnaires. Les interprètes sont comme des pères : ils ont transmis leur message et peuvent s'éteindre ; leurs descendants feront de même, et ainsi de suite, jusqu'à la consommation des temps. " (1)

C'est ainsi que s'ouvre ce livre joyeux consacré à un musicien hors du temps, hors des temps modernes, un héros, et l'auteur qui sait de quoi il parle a la bonne idée, lui aussi d'y penser, un héros donc, au sens qu'en donnait un jésuite hors du temps lui aussi, Baltasar Gracian y Moralès : " C'est un art insigne et de savoir saisir d'abord l'estime des hommes, et de ne se montrer jamais tout entier à eux. Il faut entretenir toujours leur attente avantageuse, et ne la point épuiser, pour le dire ainsi ; qu'une haute entreprise, une action éclatante, une chose enfin distinguée dans son genre en promette encore d'autres, et que celles-ci nourrissent successivement l'espérance d'en voir toujours de nouvelles. " (2), un musicien divinement éclairé, un musicien soyeux et vif, un musicien qui à chaque seconde vérifie et prouve que l'art de Bach est en permanence au centre du Temps de la musique.

Si les livres sauvent, les musiciens n'y sont pas non plus étrangers, ils élèvent le corps et fortifient l'âme, déchirent l'imposture de la mort.
Il est d'ailleurs amusant de vérifier ce qui s'écoute aujourd'hui !
Évoquez Bach et Mozart : Les Suites Anglaises ? Cosi Fan Tutte ?
Insistez : Gustav Leonhardt ? Nikolaus Harnoncourt ?

" Alors que le siècle s'empresse de ne voir que la surface des choses et préfère s'étourdir de vapeurs capiteuses, Leonardt voit ce qui est derrière le texte, laisse circuler ce qui s'y glisse clandestinement. Car le sous-texte est dans le texte. Comme les mélodies presque surajoutées par Verlaine à ses poèmes, comme la mélancolie dont Mozart ou Rameau irriguèrent leurs pièces les plus joyeuses, la signification d'un menuet de Bach " veut " être transmise sans obstacle, mais elle " veut " aussi être exaltée, comme la perfection d'une écriture. " (1)

A bien lire cela, on est en droit de s'imaginer avoir affaire, et c'est bien l'Affaire aujourd'hui, à un Gnostique.

" Les instants pendant lesquels il n'y a rien à prouver, mais où cependant le musicien peut atteindre ce point culminant, sont rendus possibles par l'inspiration qui a donné naissance à l'oeuvre. C'est elle, et non le contact avec le public, qui est au coeur de l'évènement. Un musicien qui émeut est en contact avec la musique elle-même ; s'il cherche le contact avec le public, c'est qu'il est vaniteux, qu'il se sert de l'oeuvre au lieu de la servir et de s'abandonner aux auditeurs en payant de sa personne. " (1)

De tels propos vont irriter plus d'un humanoïde, cela aussi est bien amusant.

Voici un écrivain, voilà un musicien et un compositeur, nous sommes en fort bonne compagnie :

" Par rapport aux années 60, le centre d'intérêt s'est déplacé. A présent, toute l'énergie de Léonardt chef d'orchestre va à la danse. Nul n'aurait pu prévoir que le claveciniste calviniste - presque un anagramme - saurait faire danser un orchestre, ni même qu'il saurait trouver la danse partout où elle se cache, partout où on l'oublie. Partout où on la cache ( " Ils ôtent de l'histoire que Socrate ait dansé ", dit La Bruyère ). Les gestes sont plus économes, certes, moins amples - encore qu'une phrase très legato tire de son bras de grands arrondis surprenants - et les articulations des épaules sont moins libres... Surtout, il rebondit, il élargit, passant constamment de l'appui à l'envol : allégement/poids, en l'air/à terre. Et tout cela par minuscules gestes pointus et droits. " (1)

Le musicien danse, l'écrivain écoute, regarde et se met à son tour à danser, Bach d'ici sourit, il sait, que sa musique danse le Temps délivré.




à suivre

Philippe Chauché


(1) Sur Leonhardt / Jacques Drillon / L'Infini / Gallimard
(2) Le Héros / Baltasar Gracian y Moralès / traduct. Joseph de Courbeville / Présentation de Clément Rosset / Distance

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