dimanche 21 février 2010

L'Année des Délices (18)



" Arrivée à Vaucluse, je me suis donné à Dolci, qui avait été là cent fois, et aimait Pétrarque. Nous laissâmes notre voiture à Apt (il faut lire Fontaine-de-Vaucluse ), et nous allâmes à la célèbre fontaine qui était ce jour-là dans la plus grande affluence. Elle est au pied d'un rocher droit comme un mur qui a plus de cent pieds de hauteur, et autant de largeur. La caverne d'ailleurs sous l'arc qui en forme l'entrée n'a que la moitié de cette hauteur, et c'est de là que la fontaine sort avec une telle abondance d'eau qu'en naissant même elle mérite le nom de rivière. C'est la Sorgue qui va se perdre dans le Rhône près d'Avignon. Il n'y a pas au monde d'eau plus pure que celle de cette fontaine, puisqu'en tant de siècles les rochers sur lesquels elle coule n'en ont reçu la moindre teinture. Ceux auxquels cette eau fait horreur parce qu'elle paraît noire ne songent pas que l'antre même, où l'obscurité est très opaque, est celui qui doit la faire paraître telle.

Chiare, fresche, e dolci acque
Ove le belle membra
Pose colei che sola a me par donna


Claires, douces et fraîches eaux
Où plongea ses beaux membres
Celle-là le paraît être femme " (1)

" ... je me suis ménagé avec Rosalie la délicieuse nuit que nous avons passée ensemble. Nous dormîmes sept heures qui furent précédées, et suivies de deux de caresses. Nous nous levâmes à midi, amis intimes. " (1)

" - Si l'amour, me dit-elle, n'est pas suivi de la possession de ce qu'on aime, il ne peut être qu'un tourment, et si la possession est défendue, il faut se garder d'aimer.
- J'en conviens, d'autant plus que la jouissance même d'un bel objet n'est pas un vrai plaisir, si l'amour ne l'a pas précédée.
- Et s'il l'a précédée, il l'accompagne, ce n'est pas douteux ; mais on peut douter qu'il la suive.
- C'est vrai, car souvent elle le fait mourir.
- Et s'il ne reste pas mort dans l'un et dans l'autre des deux objets qui s'entraimaient, c'est pour lors un meurtre, car celui des deux dans lequel l'amour survit à la jouissance reste malheureux.
- Cela est certain, madame, et d'après ce raisonnement filé par la plus démonstrative dialectique, je dois inférer que vous condamnez les sens à une diète perpétuelle. C'est cruel.
- Dieu me garde de ce platonisme. Je condamne l'amour sans jouissance également que la jouissance sans amour. Je vous laisse maître de la conséquence.
- Aimer et jouir, jouir et aimer, tour à tour.
- Vous y êtes. " (1)

L'évidence d'être et de l'écrire, la phrase, la langue, l'art d'être de son Temps et de tous les autres, Casanova, c'est ce qu'il écrit. La Bibliothèque nationale de France vient d'acquérir le manuscrit de ce traité de vie (1), grâce à un mécène, qu'il soit béni. 3700 pages non reliées dont la première édition fiable remonte à 1960, elles ont échappé aux Nazis, et il est heureux qu'aujourd'hui elles soient là devant nous. 1780-2010, années des Délices, années des Délices de la langue française.

L'évidence de la joie et de la jouissance, rien de plus simple pour Casanova, rien de plus simple, ajoute-t-il, mais, l'ordre social règne et à chaque seconde tente de nous en dissuader, l'ordre social déteste cet art de vivre dans l'éclat, la joie et la douceur, l'ordre social mise sur la nostalgie, la peur, le mensonge, le bavardage et la mauvaise écriture, comme on le dit des herbes, les rancoeurs, l'ordre social a une sainte horreur de la joie et de la jouissance, ce siècle en sait quelque chose pense-t-il.




L'art de la jouissance, l'art de l'amour et de l'intrigue, c'est cela Casanova. Que ces temps, pense-t-il, nient tout cela n'a rien de surprenant. Que ces temps, de dénis et de peurs se méfient du vénitien, rien de plus normal. Aimer et jouir ne veulent plus rien dire pour les humanoïdes lugubres de ce siècle, ajoute-t-il. Mais le manuscrit est là, bien présent, le livre sous mes yeux, écrit-il, et contre cela, les hommes de peu de joie ne peuvent rien. Lisez-le à votre amoureuse ou à votre amoureux.

L'art de la jouissance, l'art de la vie et du Temps, cela déplaît fortement à l'ordre social, Casanova s'est moque, il va même plus loin, il s'aventure sur son terrain, pour mieux le vaincre.
L'art de la joie, du verbe et de jouissance rend éternel celui ou celle qui y goûte, vérifiez ce qu'en pense votre amoureuse ou votre amoureux.

Ce siècle est un roman européen, aux commandes Casanova. Rien ne lui échappe, l'espace, le Temps, les corps, le politique, les phrases et la nature. Il est insaisissable et admirable.




à suivre
Philippe Chauché
(1) Histoire de ma vie / Giacomo Girolamo Casanova / Bouquins / Robert Laffont

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