dimanche 14 février 2010
L'Année du Tigre
Il a retrouvé le livre dans l'un des cartons qui s'entasse dans son salon de curiosité. Il ne l'avait pas ouvert, pensa-t-il depuis plus de vingt ans, du temps, ajouta-t-il, où il lisait régulièrement des romans noirs, comme l'on disait à l'époque. Alors, il a pensé, qu'il aurait sa place ici, tout le monde avait oublié cet auteur nord américain, et sa maison d'édition avait disparue. C'est, pense-t-il, sa manière de saluer l'Année du Tigre qui commence aujourd'hui.
" Il se glissa dans le fond du fauteuil de cuir, bien calé sur le dossier, se saisit de l'arme, dégagea le cran de sûreté et plaça l'ouverture du canon sur sa tempe droite. Il ne restait plus qu'à appuyer sur la détente. C'est ce qu'il fit. Le coup de feu résonna dans la pièce. Il s'effondra. Voilà une bonne chose de faite, se dit-il, passons à autre chose. Il se leva, passa son visage sous l'eau, peigna ses cheveux et enfila une nouvelle chemise, noire cette fois, histoire de porter mon deuil quelques heures pensa-t-il, fit une boule de la chemise tâchée et de sa veste et la glissa dans un sac poubelle qu'il referma à l'aide du lien transparent qui s'en détachait lorsqu'on l'ouvrait. Avec la mort, il n'y a pas trente six choses à faire, se dit-il, l'attendre, la devancer, on peut bien sûr l'ignorer, mais cela n'est efficace qu'un temps pensa-t-il. Là, j'ai choisi l'efficacité extrême, d'autant plus, que ce nouvel état ouvre sur la vie se dit-il, et cela va en surprendre plus d'un. Ils devront de toute façon, faire avec. A eux de juger, et si cette nouvelle stupéfiante les trouble, je serais eux, je l'oublierai sur le champ, si non elle risque de les hanter longtemps. Il sourit et quitta la chambre d'hôtel.
Il se dit qu'il était préférable de sortir par la cave, il utilisait parfois cette porte de service qui débouchait sur la place des Corps Saints. Les Corps Saints, beau nom, belle place qui servait de publicité à son hôtel pour venter son calme, ses arbres, ses terrasses où des jeunes gens élégants s'asseyaient, commandaient des boissons très alcoolisées, embrassaient leurs amoureuses tout en consultant la messagerie de leurs téléphones portables. Ils devront attendre, se dit-il pour traverser ce cercle du renouveau. Si la résurrection existe pensa-t-il, il en était l'exemple même, ce corps nouveau qui venait de naître de la disparition violente de l'autre, celui qui vous entraîne inexorablement vers la tombe. Il pensa que si un jour quelqu'un perce son mystère, il pourra prouver enfin, que la résurrection pour être vitale doit être immédiate, qu'elle n'a lieu que durant la vie, comme un retournement du Temps. Il avait opéré ce retournement du Temps et il en était terriblement heureux.
Il traversa la place, pris sur sa droite et entra dans ce café, son repère, espace de liberté, connu seulement de quelques personnes qu'il tenait comme libres, merveilleusement libres. Il s'assit à sa table, l'un des garçons de service s'approcha et lui demanda ce qu'il souhaitait boire, il le fixait, surpris peut-être de la lumière qui en émanait, ou par ce visage qui ne lui était peut-être pas inconnu, mais non, c'était autre chose, mais quoi, il restait plateau en avant avec cette interrogation. Il choisit comme toujours une coupe de champagne, et la vit. Sylvia venait à son tour de franchir le tourniquet en bois et fer doré de son café, elle ne pouvait avoir appris l'évènement, son visage, c'est le rêve de Véronèse avait-t-il pensé la première fois qu'il l'avait vue, un rêve en mouvement, elle s'arrêta un instant, avant de se diriger lentement vers une table disponible. Il avait écrit sur la lenteur vive de Sylvia, sur son corps aussi, sur ses manières d’embrasser et d’embraser le monde avec cet éclat que son peintre n’aurait pas renié.
L'inspecteur relisait ses notes tout en fixant les photos qu'on venait de lui remettre. Sur son bureau, dans un sachet transparent se trouvait l'arme qu'il avait récupéré sur le parquet de la chambre au pied du fauteuil où le cadavre l'attendait, enfin façon de parler se dit-il, car ce cadavre finalement n'attendait personne, c'est le sort des cadavres. Ce n'est pas mon premier suicidé pensa-t-il, enfin une présomption de suicide, présomption, le mot roulait dans sa tête et butait sur ces détails qui compliquaient l'affaire. Il reprit sa lecture. C'est la femme de ménage de l'hôtel qui a donné l'alerte vers dix heures hier matin, et la mort de l'homme remonte à la veille, selon le médecin légiste. Jusqu'à présent rien à ajouter. Il fit une première croix dans la case certitudes, qu'il avait dessinée sur une feuille blanche. Il s'empressa d'en tracer une autre dans la case, à résoudre : la porte de la chambre était fermée de l'extérieur avec sa clé dans la serrure, et puis le cadavre, comment l'appeler autrement se dit-il, était torse nu et on avait retrouvé une chemise et une veste tâchées de sang dans un sac poubelle prêt à être descendu dans la rue. Voilà un suicidé qui pense à tout se dit-il en quittant son bureau, ce qui le rend très sympathique. Rien ne presse, pensa-t-il, je vais laisser tout cela reposer quelques jours, c'est là l'avantage de l'âge, j'ai loisir de prendre mon temps, et puis, à ce jour, personne ne s'inquiète de cette disparition violente, pas de veuve, pas d'enfant, personne. Le vide pareil au trou que l'on voyait très distinctement sur l'une des photos de l'identification judiciaire, un gros plan, bien sanglant, qui aurait sa place se dit-il dans une exposition d'artistes contemporains, la servitude volontaire se porte pour le mieux pensa-t-il, les vivants aiment la mort et la mort leur rend bien. " (1)
Autre livre, autres temps, autre Année du Tigre, 1998. Il se souvient dans le détail ce qu'il faisait cette année là, mais c'est une autre histoire, qu'il racontera peut-être un jour ici. L'écrivain sait ce qu'il écrit, et il l'écrit. Retour en arrière ? Pas si sur !
" Jeudi 1 er janvier
L'année 1998, en Chine, sera l'année du Tigre.
Douceur, ciel gris-bleu, puis bleu.
Il s'agit de vivre, pendant douze mois, avec une attention romanesque redoublée. Glissements, informations, désinformations, climat, travail, rencontres, signaux, projets, plaisirs, sommeils, rêves, fatigues.
Surprenante distance, surprenante joie dans l'absurdité.
Prière du matin :
Mon âme éternelle
Observe ton voeu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.
( Rimbaud )
Fin 1977, j'étais donc succesivement à New York, Venise, Prague
( visite du château de Duchkov, sur la route de Dresde, là où Casanova a écrit ses Mémoires et où il est mort ). "(2)
" Mercredi 11 février
Même temps. " Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui "
( Mallarmé ).
Mallarmé est mort en 1898, on va donc le " commémorer ". Tu parles.
De même, le Spectacle feint de s'intérresser à Chateaubriand. " (2)
Chateaubriand est à Avignon en 1802, il y découvre deux contrefaçons d'Atala et Génie du christianisme, elles sont dues à l'imprimerie Chambeau. Finalement l'écrivain approuve ces éditions clandestines.
Que fait-il d'autre à Avignon ?
J'ai ma petite idée, se dit-il.
à suivre
Philippe Chauché
(1) John Elvire Jr / Passons à autre chose / traduc. Denis Combes / Éditions Courbes Nettes / 1966
(2) L'Année du Tigre / Philippe Sollers / Journal de l'année 1998 / Seuil
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