" Qu'est-ce que la virtù ? Une " vertu " issue de la Renaissance italienne, amplement employée par Machiavel sous une acceptation complexe et énigmatique. Nietzsche en donne dans La Volonté de puissance une définition qui correspond point par point à l'éthique de Guy Debord : " Je reconnais la vertu : 1° à ce qu'elle ne réclame pas d'être reconnue; 2° à ce qu'elle ne suppose pas partout la vertu, mais plutôt tout autre chose; 3° à ce qu'elle ne souffre pas de l'absence de la vertu, mais considère au contraire que cette rareté établit une distance propre à la respecter tant soit peu ; 4° à ce qu'elle ne fait pas de propagande...5° à ce qu'elle ne permet à personne de s'ériger en juge ; parce qu'elle est toujours une vertu pour soi ; 6° à ce qu'elle fait de préférence tout ce qui est généralement défendu ; la vertu, telle que je l'entends, est le véritable veritum à l'intérieur de toutes les législations grégaires ; 7° bref, à ce qu'elle est la vertu de style Renaissance, la virtù, exemple de virus moral... " La virtù plus spécifiquement machiavelienne est d'abord une intrépidité intrinsèque, une physiologie du courage, une force d'âme qu'aucun combat ne rebute. Dans la Première Décennale, elle désigne l'aiguillon qui propulse la fureur des " robustes Français " et leur fait renverser les troupes italiennes. Debord possédait au plus haut point cette détermination impavide. Une anecdote que rien ne permet d'infirmer en témoigne. En mai 68, un colosse des barricades propose de gagner les C.R.S. à la cause de la révolution en vue de lutter contre ses ennemis futurs ; l'auteur de La Société du Spectacle enlève calmement ses lunettes et balance sans tergiverser au molosse mal inspiré un formidable soufflet, histoire de lui enseigner la dialectique selon la méthode préconisée par Hegel pour démontrer à un phrénologue l'invraisemblance de ses conjectures : en lui brisant le crâne... " (1)
Ce livre, dévoile s'il en était besoin la fumisterie éditoriale qui célèbre le quarantième anniversaire de mai 68, histoire nette, précise, argumentée, et rayonnante de ce soufflet. Lisons :
" Il existe un rapport intime entre le passage du temps et une certaine forme de jeu, au double sens de la joie ludique et du décalage, comme lorsqu'on dit que du bois joue. Pour échapper à la pure complaisance contemplative envers le cours du monde - celle du spectateur, soit celui qui " regarde de loin" -, une singulière approche diffractée du temps est indispensable, fondée à la fois sur le don inné, jamais assoupi, du kaïros, et sur le sens du vrai.
Debord possédait au plus haut point cette fibre joueuse. " Je n'ai jamais su que jouer ", déclarait-il à Gilles J. Wolman dès 1953, comme il le rappelle dans le Manifeste pour la construction des situations : " Je crois que cette vérité devra être, après tous les trucages également inutiles de l'affection ou de l'hostilité, le dernier jugement sur mon compte. " (1)
On aura finalement tout écrit sur Debord, exercices d'admiration pétrifiés, cours théoriques de stratégies guerrières, témoignages pris sur le vif, critiques féroces, moqueries, regrets de ne pas avoir partagé avec lui quelques dérives françaises, italiennes et espagnoles, mises en perspectives historiques et hégéliennes, que sais-je ! Même constat finalement pour Marx.
Zagdanski propose une lecture directe et complexe qu'il nomme La diffraction du temps, essentielle à ses yeux, troublante aux nôtres :
" Diffracter signifie étymologiquement rompre en morceaux, et la diffraction désigne la déviation d'un rayon de lumière traversant un corps opaque.
La première et la plus concrète démonstration par Debord de ce parti pris de fractures et d'opacité reste la troublante photographie de 1951, dont la pellicule - conformément à la méthode " ciselante " inventée par Isou - a été volontairement piétinée : nonchalamment vêtu de noir, mains dans les poches, tête légèrement penchée sur sa droite, le visage à moitié dans l'ombre, l'élégant Guy défie les zombies zieuteurs. La nef qu'indique cette floutée de proue appareille pour le solitaire maelström du temps. " (1)
Cette diffraction va se jouer sur le terrain révolutionnaire, dont l'acte fondateur sera d'évidence, ce " Ne Travaillez Jamais " inscrit sur le mur de la rue de Seine en 1953, dans la fondation de l'I.S., et sa mise en situation dans la directive n° 2 " Réalisation de la Philosophie ", tout un programme, dont les actes apparaissent là devant nous dans le livre de Zagdanski, diffraction du cinéma dès ses premiers films " invisibles " et d'évidence dans " In girum imus nocte et consmimur igni ", que l'on peut lire comme une diffraction de " La Divine Comédie ", pas moins, c'est ainsi. Poursuivons :
" A l'entreprise collective de l'I.S. va ainsi succéder une série de relations d'amitié sincère ( avec Lebovici, Sanguinetti, Juvénal Quillet, Jaime Semprun, Jean-François Martos... ), et surtout le renforcement de la complicité précieuse d'Alice - à qui sera dédié le film La Société du Spectacle -, complicité qui ne décroîtra plus, et qui ne ressortit pas seulement de l'existence d'un couple véritablement libre tel que Debord le décrit en conclusion de sa lettre à Loiseau : " Un couple réel se vérifie en ceci qu'il peut aller librement à travers la vie, et toutes ses circonstances, en se renforçant comme accord effectif qui ne mutile les virtualités ni de l'un ni de l'autre... " (1)
A propos de Gianfranco Sanguinetti et de sa thèse, qui fût aussi celle de Debord, sur l'assassinat d'Aldo Moro, ce qu'il nomme fort justement le terrorisme défensif, sur le terrorisme des Brigades Rouges, qui tombait " à pic ", permettant à l'Etat italien de sortir grandi de cette supercherie criminelle, bref sur l'implication réelle ou dissoute des services secrets dans l'assassinat d'Aldo Moro, il est amusant d'entendre aujourd'hui, et non pas hier, quelques défenseurs publics de cette thèse, les mêmes finalement qui pourfendaient celle de Sanguinetti et Debord, se demander si finalement derrière tout cela, il n'y avait pas la " main de l'Etat d'alors ". Pour mémoire " Du Terrorisme et de l'Etat " fût publié en Italie à la fin du mois d'avril 1979, et en France en 1980. (2)
Ce qui a toujours dérangé chez Debord, c'est à la fois, l'art de vivre à chaque instant ses théories, sa présence sur tous les fronts vifs de la guerre sociale, son absence du front médiatique, cette disposition de ne composer qu'avec ceux qui le méritent, ses façons d'écrire et de vivre les villes françaises, italiennes et espagnoles qui l'auront un temps accepté et un autre chassé, cette traversée de la " belle langue classique ", qui ne cessera de nourrir la sienne :
" J'ai ( même ) séjourné dans une inaccessible maison entourée par des bois, loin des villages, dans une région extrêmement stérile de montagne usée, au fond d'une Auvergne désertée. J'y ai passé plusieurs hivers. La neige tombait des jours entiers. Le vent l'entassait en congères. Des barrières en protégaient la route. Malgré les murs extérieurs, la neige s'accumulait dans la cour. Plusieurs bûches brûlaient ensemble dans la cheminée.
La maison paraissait s'ouvrir directement sur la Voie Lactée. La nuit, les proches étoiles, qui un moment étaient intensément brillantes, le moment d'après pouvaient être éteintes par le passage d'une brume légère. Ainsi nos conversations et nos fêtes, et nos rencontres, et nos passions tenaces. " (3)
Que mille girandoles s'allument sous tes pas.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Stéphane Zagdanski / Debord ou La diffraction du temps / Gallimard / 2008
(2) Gianfranco Sanguinetti / Du Terrorisme et de l'Etat / Grenoble MCMLXXX
(3) Guy Debord / Panégyrique / Tome Premier / Éditions Gérard Lebovici
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