vendredi 4 février 2011
Ainsi va le Temps (57)
Après Céline, écrit-il, les tenants de la moraline devraient inviter leurs ouailles déplumées et fort mal habillées à se détourner à jamais des livres de Morand, autre écrivain diabolique.
Que les dormeurs funestes se rassurent, la liste est longue, ils ne manqueront pas de travail cette année. Ils trouveront ici de quoi mourir leur échafaud littéraire.
Voici un texte pour la première publié en 1937, et il se dit, que toute ressemblance avec..., etc. :
" Sous le régime trotskyste des Incas, le hasard et ses désordres avaient disparu ; les statistiques supprimaient l'inquiétude. Ayant accepté de ne rien gagner, chaque citoyen se croyant sûr de ne jamais perdre. Cette organisation parfaite de sécurité collective, ce sybaritisme communiste de la mutualité dura des siècles ; il s'écroula en quelques heures lorsque, fuyant le climat étouffant d'une Espagne médiévale, le " risque-tout " Pizarre apparut au sommet des Andes. Rupture d'équilibre entre les eaux étales du moindre effort et le torrent de la conquête. Certes, les Incas avaient supprimé la faim ; chacun recevait sa farine quotidienne ; mais ce régime débilitant les livra sans défense aux grands carnassiers dont le règne durera tant qu'il y aura des hommes pour qui la vie ne la peine d'être vécue que si elle est sans cesse mise et remise en question. " (1)
L'écrivain ne se doute pas, comme Proust, Pound, Freud, Pleynet, Sollers, et quelques rares autres, qu'une ville va l'éblouir et le réjouir.
Une ville : sa Lumière, ses Canaux, ses Églises, ses Palais, ses Peintres, ses Musiciens et ses Femmes.
Question d'époque affirment les carnassiers de la moraline.
Question de rythme, pense-t-il, amusé par tant de surdité :
" Venise, que Proust appelait " haut lieu de la religion de la Beauté ". ( on comprend que le post-guévariste et médiologue de la moraline Régis Debray tremble à cette idée de religion de la Beauté ) Huit ans plus tôt, Proust, dont alors j'ignorais tout ( bien que mon père le rencontrât chez Madeleine Lemaire - je devais l'apprendre de Proust lui-même, dix ans plus tard ) avait vu Venise à travers Ruskin, mais déjà il se rendait compte de ce que cette religion de la Beauté a d'exigeant. " La Beauté ne fut pas conçue par Ruskin comme un objet de jouissance, mais comme une réalité plus importante que la vie... " Si Proust s'en était tenu à Jean Santeuil il n'eût été qu'un hédoniste ; mais il a souffert, il a dépassé la Beauté, il a donné Swann. C'est pourquoi notre sévère époque lui pardonne ses duchesses. Blanbec, je n'imaginais pas qu'on eût des devoirs envers la Beauté ; elle ne m'était qu'un biais pour échapper à la morale ; et Ruskin, un effroyable raseur, comme dit Bloch.
Je m'entends dire et répéter : " Tu nies le passé, tu refuses le présent, tu t'élances vers un avenir que tu ne verras pas. " Je peux en avoir le coeur net ; surmontant mon peu de goût pour moi-même, j'ai donc pris Venise comme confidente ; elle répondra à ma place. A Venise, je pense ma vie, mieux qu'ailleurs ; tant pis si je montre le nez dans un coin du tableau, comme Véronèze dans La Maison de Lévi. " (2)
Il se souvient de Paul Morand évoquant Marcel Proust. C'était un soir d'hiver sur le petit écran : vitesse, renversement du Temps, phrase qui s'élance, s'éloigne, se retourne, nous embrase, phrase inspirée, phrase de l'Alliance, phrase qui déphrase la langue, phrase miroir, miroir des phrases, stupéfaction, joie, musique et religion de la Beauté, rien de moins se dit-il. Le roman social de la moraline peut se rendormir, un prince charmant viendra sûrement un jour le réveiller. Mais en attendant, quelle paix !
à suivre
Philippe Chauché
(1) La paix dans les esprits / Éloge du repos / Paul Morand / Arléa
(2) Venises / Paul Morand / Le Cercle du nouveau livre / Librairie Jules Tallandier / 1971 / Exemplaire N° 13058
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