mardi 16 septembre 2008

Fleurs et Lettres




" Et bien oui, je ne sais ni comment ni pourquoi, me voici devenu chinois. Ce papillon blanc, dans le jardin, s'appelle Tchouang et moi tseu, à nous deux nous sommes Tchouang-tseu. Nous méditons au bord de l'océan, il fait doux et frais, à peine une risée du nord-est, l'eau est mêlée au soleil, tout est calme. La névrose occidentale et mondiale a disparu, les fleurs nous attendent.

Ici, pas besoin de classifications de temps et d'espace. On dirait que le même artiste se lève, avec des variations, à travers les siècles, lotus en fin de floraison, orchidée dans les rochers, jeune bambou à chaque souffle d'inspiration interne. L'encre fait vivre le papier, qui lui-même attendait d'être fécondé par l'encre. Pas de roses, mais des pivoines à foison ( comme cet énorme massif de pivoines que j'ai vu en remontant d'un tombeau Han, il y a plus de trente ans, à Nankin ). Et puis les fleurs de mûriers, de prunus, de magnolias, que les oiseaux ou les poissons comprennent. Un martin-pêcheur sur une fleur de lotus ? C'est toi, c'est moi. Une chrysanthème et une pivoine ? Les mêmes. Le bambou traverse et dirige la floraison suspendue ? Il faut bien une baguette pour ce silence en musique. " (1)

Les couleurs, les multiples couleurs, les formes qui se dressent, s'élèvent, se fondent, se relèvent, l'espace temps absorbé par un rouge, un jaune, un vert, un noir, tous les jaunes possibles mélangés, je vois blanc, et accorde ma peau à la lumière de la nuit, traces de rouge à l'instant qui traversent le ciel, puis un bleu profond qui se fond au noir absolu de la nuit.

Écouter en silence la nuit qui s'installe, ouvrir le livre, et le lire à celle qui accepte simplement d'écouter, la voix portée, profonde, lisse, point de tourments, point de calculs, liberté totale, qui se fond dans la sienne. Silence dit-elle, je l'écoute et laisse le livre dire le reste, les livres se livrent dans le silence de la nuit, j'écoute la plume qui trace les tiges, et les pétales du livre, déroule les racines, embrasse les parfums. Bonheur d'être dans cet état là :

" Le paradis est le temps antérieur au temps. Il est un lieu étrange qui est situé à l'ouest de l'Eden et dans lequel on rêve. Ce que nous transportons ? L'ombre de la nudité. Nous transportons le souvenir de corps plus anciens que le nôtre. Nous ne sommes que la trace vivante d'une scène qui n'est plus.

Rencontre est le vieux nom de la tête du cerf. L'oeuvre est rencontre. L'amour est rencontre. Bois qui fascinent et se mêlent. Fascinante échancrure qui s'emboîte et se pousse.
Deux hétéroclites entrent en contact. Deux hétérosexuels s'étreignent et se déchirent. " (2)

Écouter le bruit de la nuit, sa délivrance sonore, s'accorder au sol de son mouvement, écouter le bruit que fait son corps, allongé, comme une ligne qui dessine le verbe à naître, et respirer profondément. Écouter la musique du livre, l'ouvrir, et lui offrir ces mots pour une nuit, attentive, elle accepte :

" Le roi de Teng avait, près des îles du grand fleuve, un pavillon élevé,
A la ceinture du roi dansaient de belles pièces de jade,
et des clochettes d'or chantaient autour de son char.
Le jade a cessé de danser, les clochettes ne se font plus entendre ;
Le palais n'est plus visité que, le matin, par les vapeurs du rivage,
et, le soir, par la pluie qui ronge les stores en lambeaux.

Des nuages paresseux se promènent lentement, en se mirant dans les eaux limpides.
Tout marche, rien n'est immuable ; les astres eux-mêmes ont un cours.
Combien d'automnes a-t-il passé dans ce palais ? Le jeune roi qui l'habitait jadis,
où donc est-il ?
Il a contemplé comme nous ce grand fleuve, qui roule toujours ses flots muets et profonds. " (3)

Écouter son sommeil,
dormir sans âge,
et se laisser porter par la musique d'un grillon.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Philippe Sollers / Fleurs / Le grand roman de l'érotisme floral / Chine / Hermann Littérature / 2006
(2) Pascal Quignard / Sur le jadis / L'Achrone / Grasset / 2002
(3) Ouang-Po / Le pavillon du roi de Teng / Poésies de l'époque des Thang / traduct. du Marquis d'Hervey-Saint-Denys / Editions Ivrea / 2007

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