mercredi 3 septembre 2008
L'Effervescence Cavalière
Rien n'est plus simple voyez-vous, rien n'est plus effervescent que ce tableau, éclat de Fragonard, Lumières invitées, la vie c'est le geste et la pensée, la pensée du geste, et le corps illuminé. Il ne quittait pas du regard, cette jeune femme blonde, assises non loin de nous, une partition ouverte sur la table ronde qu'elle occupait. Regardez bien, cette jeune femme cher ami, à n'en pas douter c'est une pianiste, cela saute aux yeux, regard vif, éclatant, mains fines, poitrine libérée, elle joue silencieusement, ce qui pourrait être une pièce de Mozart, un concerto, elle a dessiné autour d'elle une frontière invisible, rien ne peut la déranger, elle est dans le battement de la musique, au coeur de la mélodie, dans l'émerveillement de cette écriture vivifiante, et sa vie semble merveilleusement mélodique. Les musiciennes sont ainsi, même si on veut nous faire croire le contraire. Je crois que d'une certaine façon, nous sommes nous aussi au coeur de la musique, la musique invisible du roman, et d'une certaine façon, nous aussi ajoutais-je, cela saute aux yeux, de ceux qui veulent bien nous entendre, mais après-tout cela n'a point d'importance, nous ne nous retrouvons pas ici, dans le café de l'Etoile, pour poursuivre ce dialogue, double piano, face à face, de concert, comme si à cet instant le monde était suspendu, comme vous le dites, nous sommes habités d'une effervescence cavalière. J'ai là, un petit livre que vous devez connaître, il n'est pas question d'autre chose, je me permets :
"... Le désirs se reproduisent par leurs images. " Laisserez-vous, lui dis-je, ma tête sans couronne ? si près du trône, pourrai-je éprouver des rigueurs ? pourriez-vous y prononcer un refus ?
- Et vos serments ? me répondit-elle en se levant.
- J'étais un mortel quand je les fis, vous m'avez fait un dieu : vous adorer, voilà mon seul serment.
- Venez, me dit-elle, l'ombre du mystère doit cacher ma faiblesse, venez... "
En même temps elle s'approcha de la grotte. A peine en avions-nous franchi l'entrée, qui je ne sais quel ressort, adroitement ménagé, nous entraîna. Portés par le même mouvement, nous tombâmes mollement renversés sur un monceau de coussins. L'obscurité régnait avec le silence dans ce nouveau sanctuaire. Nos soupirs nous tinrent lieu de langage. Plus tendres, plus multipliés, plus ardents, ils étaient les interprètes de nos sensations, ils en marquaient les degrés ; et le dernier de tous, quelque temps suspendu, nous avertit que nous devions rendre grâce à l'Amour. Elle prit une couronne qu'elle posa sur ma tête, et soulevant à peine ses beaux yeux humides de volupté, elle me dit " Eh bien ! aimerez-vous jamais la Contesse autant que moi ?"(1)
C'est le pari de Vivant Denon, pari sur le verbe, le roman, pari sur l'amour multiplié, secret et vécu, pari sur les corps multipliés, et c'est croyez-moi, une bien troublante réussite. Il me regardait, sa cigarette se consumait, ses yeux brûlants, il se détournant et fixa notre pianiste inconnue, oui cher ami, il s'agit de bien cela, un jour peut-être nous confronterons notre belle inconnue à cette musique là.
Plus tard, après avoir humé l'air des bouquinistes des bords de Seine, je m'assis à ma table ronde, commanda une coupe de champagne et ouvrit le livre :
"...La Nuit merveilleuse : c'est le titre d'une réécriture pornographique de Point de lendemain, à la fin du XVIII° siècle. Vivant y a-t-il mis la main ? C'est possible, et nous ne devons pas oublier que, dans la version de 1777, apparaît, dans le cabinet une statue de Priape ( faut-il rappeler au lecteur d'aujourd'hui qu'il est question d'érection ), ni que le trés sérieux Vivant Denon a publié, avant l'Empire, une série de dessins priapiques.
Mme de T..., là, devient Mme de Terville. On l'aborde d'une autre façon.
" Je saisis l'instant, je pénètre hardiment jusqu'au fond du sanctuaire des amours : un cri doux et étouffé m'avertit qu'elle est heureuse : ses soupirs prolongés m'annonçent qu'elle l'est longtemps ; le mouvement précipité de ses reins dont mes doigts habiles provoquent l'agilité, ne fait que confirmer ce que ses gestes et sa voix m'ont assez indiqué : je redouble d'ardeur et d'audace : un " Ah ! fri-pon ", prononcé en deux temps, mais de cette voix mourante du plaisir qui renaît, double mes forces, mes désirs et mon courage ; nos langues s'unissent, se croisent, se collent l'une à l'autre ; nous nous suçons mutuellement ; nos âmes se confondent, se multiplient à chacun de nos baisers ; nous tombons enfin dans ce délicieux anéantissement auquel on ne peut rien comparer que lui-même. " (2)
Il me faudra offrir un jour ce livre à notre jeune pianiste du café de l'Etoile, c'est ce que je me dis, en traversant la rue. La nuit est douce, des éclats d'astres prolongent la musique née dans notre café un soir d'hiver. La vie éclaire chacun de mes pas. La mort est dernière nous.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Vivant Denon / Point de lendemain / Éditions Gallimard
(2) Philippe Sollers / Le Cavalier du Louvre / Vivant Denon / Plon
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