vendredi 28 mai 2010

Le Regard

Antoine Watteau 1684-1721

" Il existe pour moi une " valeur supérieure " : mon amour. Je ne me dis jamais : " A quoi bon ? " je ne suis pas nihiliste. Je ne me pose pas la question des fins. Jamais de " pourquoi " dans mon discours monotone, sinon un seul, toujours le même : mais pourquoi est-ce que tu ne m'aimes pas ? Comment peut-on ne pas aimer ce moi que l'amour rend parfait ( qui donne tant, qui rend heureux, etc. ) ? Question dont l'insistance survit à l'aventure amoureuse : " Pourquoi ne m'as-tu pas aimé ? " ; ou encore : " Oh, dis-moi, amour de mon coeur, pourquoi m'as-tu délaissé ? " : " O sprich, mein herzallerliebstes Lieb, warum verliessest du mich ? " (1)

Il existe, note-t-il, pour moi une " valeur supérieure " : le regard. Regard de l'aimée dans sa profondeur livrée et voilée, regard qui vous saisit sur l'Instant et à jamais demeure imprimé, gravé, peint, écrit, dans mon propre regard. Je regarde l'aimée, ajoute-t-il, et ses yeux retournent mes certitudes. Magie magnétique du regard qui en dit tant et si peu à la fois. Je me plonge, écrit-il, dans ses yeux, et cette plongée est une révélation et une élévation. Ce regard en dit long, pense-t-il, en fixant une photo volée - c'est leur sort ! -, ce regard est à la fois son devenir et sa disparition, à perte de vue il conserve la permanence de sa présence. Ce regard est un corps, ces yeux une peau douce. Qui sait regarder l'être aimé, sait aimer l'être regardé.

Les yeux qui aiment ne se ferment jamais mais s'ouvrent sur l'Instant, c'est une forme de jouissance invisible. Ce regard est une traversée oblique du siècle, à l'image du vol des martinets qui dessine dans l'espace propice de la rue des vierges perchées, un Instant de Joie.

Il existe, pense-t-il, une " valeur supérieure " pour moi : ses yeux. Je ne m'en lasse pas, comme je ne lasse point d'écouter Mozart, mêmes accords, mêmes résonances, mêmes mélodies gracieuses, mêmes silences, mêmes présences, mêmes absences. Embrassez les yeux de votre amoureuse vous comprendrez Don Giovanni ! L'amour n'est jamais aveugle, ce sont les aveugles qui tremblent devant son regard.

Un regard aimé, est un dévoilement, un éblouissement, une résurrection sur l'Instant, un tremblement de vie, dont l'écho court le long de sa peau et de ses mots. Un regard aimé, dénude ses phrases et leur donne une autre force, un autre éblouissement. J'écris, note-t-il, dans la permanence heureuse de ce regard.

Parcourant la dernière livraison de " philosophie magazine " (2), il découvre une brève saillie :

" Quitte à passer pour la honte de la philosophie, je ne comprends pas comment on perçoit la " nudité " d'un visage. Surtout si ce visage est beau, c'est-à-dire s'il est un visage de femme. Car, dussé-je aussi passer pour éthiquement incorrect, je pense avec le futuriste italien Marinetti que " les femmes se divisent en une seule catégorie l les femmes belles ; et les hommes en trois, les hommes riches, les hommes pauvres, les femmes laides "... Une jolie femme n'a pas d'ascendant. Or, j'étais intimidé. Je me serais presque exclamé : " Ce n'est pas une femme, c'est une apparition ", comme Jean-Pierre Léaud dans Baisers volés quand il aperçoit pour la première fois Delphine Seyrig. Un midinet... " (3)

Cet homme qui écrit cela sur cette femme aimée mérite notre admiration.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Fragments d'un discours amoureux / Roland Barthes / Collection " Tel Quel " / Éditions du Seuil / 1977

(2) Philosophie magazine / N°40 / Juin 2010 / Qu'est-ce qu'être BEAU ?

(3) Françoise, une lumière d'arrière-saison / Frédéric Schiffter / d°


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