samedi 7 juin 2008

Si Près du Large


" Le temps change. La brume reste, en suspension, gommant les montagnes, les repoussant à l'extrême bord du paysage ; à peine une ligne mauve à mi-pente du ciel, sur un azur de buvard. Le paysage s'est dilaté, l'air gonflé, la mer se creuse ; non par vagues, mais par une sorte de dépression interne, comme sous la succion d'une pieuvre adossée au continent, dans les fosses où l'océan commence. La Lune a de ces effets ; à très grande échelle (celle des hémisphères), on peut observer, par satellite, la formation d'une cuvette, d'un véritable cratère : c'est la Lune qui chasse l'eau, bandant les forces de gravité, écrasant l'océan en son centre et levant la marée (phénomène physique aisément observable : on presse au centre d'un fond de tarde, la pâte remonte sur les bords). Puis la Lune reprend son souffle, aspire l'atmosphère : la dépression s'inverse, un monticule, un cône, la mer s'éloigne des rivages. Lors des gros coefficients, équinoxe et solstice, le cratère ou le cône s'accentuent si fort, par alternance, que les grèves se découvrent à vif, des rochers émergent qu'on avait oubliés, les patelles s'asphyxient, les anémones se dessèchent ; jusqu'à ce que la marée les submerge à nouveau. " (1)
Nous inventions parfois de nouvelles géographies marines. Dans la ville des martinets, les vagues léchaient les murs du Palais, les vierges accueillaient des mouettes songeuses, en une nuit la mer recouvrait de sa peau transparente la rue pavée de la Sorgue.
Nous avions du sable plein les yeux et de nos mains invisibles tracions sur la grève les portraits de nos amoureuses. Nous aimions par dessous tout ces troublantes fins de journée lorsque le soleil se glissait entre les portes des remparts et laissait un instant apparaître au regard curieux des âmes rayonnantes, ce rayon vert dont nous savions les bienfaits cachés.
La nuit lorsque nos amoureuses rejoignaient leurs amants de granit, nous descendions vers le nord, là, seuls et avides de silence, nous écoutions le chant des sirènes qui lisaient à haute voix les livres du bonheur :
" Hop je me glisse entre les draps. Illico je me cale. J'épouse le sommeil fessoyant. Je sens ses petites lunes contre le bas du ventre. J'arrête de respirer. Tout net. Je savoure mon bonheur. Obliquement je la berce. J'entame un discret processus de roulis et de tangage. Lovée en chien de fusil contre ce que j'ai de plus cher, la môme oscille, heureuse. J'observe dans les menus détails ce que le soleil savoure de lui-même, l'allée des jambes, les coudes, la vallée longue jusqu'aux épaules. De fait je la respire aussi, je l'hume en douce penché contre son coup. " (2)
" Les grâces infinies que nous déployons, la puissance infinie et la beauté éclairante qui se développent, s'enroulent, s'explandissent (sexe splendide) à partir de chaque moment de poésie vécue, d'humanité pleinement réalisée, sont le sens même du monde, même lorsque celui-ci, comme presque toujours, semble pour tous ou pour presque tous, sans sens et sans avenir. " (3)
Nous étions transportés de bonheur, silencieux, nous quittions la plage lorsque la mer s'éloignait pour flirter avec d'autres côtes, nous traversions la ville vers le sud, les yeux accrochés aux éclats de Lune, sans attacher la moindre attention aux jeunes gens bruyants qui déambulaient des bouteilles à la main, comme des bouées, sans savoir, les damnés qu'ils étaient à jamais noyés, puis plus libres que jamais nous nous endormions les yeux ouverts.
Que mille vagues blanches bercent tes douces nuits.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Le Mal de mer / Marie Darrieussecq / P.O.L.
(2) Apologie du plaisir absolu / David di Nota / Gallimard / L'Infini
(3) Manifeste sensualiste / R.C. Vaudey / Gallimard / L'Infini

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