dimanche 8 juin 2008

Les Mains du Héros

" La peinture subit une épreuve de fond : c'est comme si elle devait franchir un mur du voir. On se tue en deçà du mur, on vient s'écraser sur lui. Dire des papiers collés qu'ils ont été des "machines à voir" est juste, mais il faudrait plutôt parler de machines permettant de voir plus loin que le voir, de l'entendre en s'enfonçant dans un acte. Il y a une nature musicale de l'espace conçu comme un clavier de forces, un jeu de cordes sensibles, un volume de résonances fuguées. Les tableaux cubistes de Picasso devraient tous s'appeler : fugues.

Ils sont en train de faire le mur. Là est le paradis, là la jouissance, comme le montre Violon ( Jolie Eva ) du printemps 1912. Mais oui, c'est un autoportrait, et en même temps un portrait d'Eva. De "machine à souffrir", une femme devient, à cet instant, une muse amusante, une musique pour qui sait la dessiner vivement. Marcelle Humbert, de son vrai nom Eva Gouel, est cette femme du bonheur de Picasso ( c'est sans doute pourquoi on n'a pratiquement aucune représentation figurative d'elle, sauf une photo lointaine, en kimono ). Eva c'est Ma Jolie, titre d'une chanson populaire de l'époque. En juin 1912, Picasso écrit à Kahnweiler : " Marcelle est très gentille et je l'aime beaucoup et je l'écrirai sur mes tableaux. " Il vient de partir avec elle. (1)



Il a le tableau sous les yeux, cette huile sur toile qui fit scandale. (2)
Ces cinq femmes qui le regardent dans la nudité absolue d'un salon de curiosité du Bario Chino de Barcelone. Jamais un tableau ne l'a ainsi regardé, jamais peintre n'a osé cela, et pourtant, il fallait savoir le vouloir, vouloir que la peinture s'empare du regard et du sexe, et pourtant, il fallait le savoir, savoir regarder le sexe en face, une affaire privé paraît-il, c'est en tout cas ce que l'on veut nous faire croire, une affaire qui ne doit pas être "portée sur la place publique", alors, alors que le peintre et l'écrivain - il s'agit de cela chez Picasso -, veut autre chose, sait d'autres choses, il sait regarder les femmes en face, il sait regarder les sexes en face, comme les taureaux - là encore, il faudrait se pencher une bonne fois sur l'affaire -, il va donc peindre, franchir le mur du voir, et donc vivre.
Chez Picasso le geste du pinceau est un geste de vie, la peinture vivante qu'il invente chaque jour jouit de la vie. Ces cinq femmes dans ce défi inouïe de leur regard ne disent pas autre chose, nous avons joui, et nous allons jouir, arrangez-vous avec ça. Si vous croisez de telles femmes regardez-les en face, elles ne demandent pas autre chose, ensuite vous pourrez peut-être inventer d'autres toiles sur le vif.

Que mille couleurs nourrissent tes nuits.

à suivre

Philippe Chauché




(1) Picasso, le héros / Philippe Sollers / Éditions Cercle d'Art / repris in Éloge de l'Infini / Gallimard

(2) Les demoiselles d'Avignon / Pablo Picasso / Printemps été 1907 / The Museum of Modern Art, New York

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