lundi 9 novembre 2009

La Courbe du Temps (55)



" Mais c'est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l'avertissement arrive qui peut nous sauver, on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu'on aurait cherché en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir, et elle s'ouvre. " (1)

Il sait obstinément ce que vivre sa vie d'homme veut dire, de toute évidence qu'aimer le Temps illumine, qu'embrasser le verbe en Mouvement délivre, que toute passion doit s'accorder à l'Infini du silence, que le regard sauve, et qu'une main qui se pose sur une épaule est une éclaircie de fleurs de pruniers. Il se dit tout cela en reprenant ce chemin tant de fois parcouru qui conduit au bord du Fleuve et sous les Arbres. Il se dit qu'il écrira encore d'autre phrases quand il verra la danseuse rouge, il ajoute qu'il écrira des phrases même s'il ne la voit pas, et que les phrases accompagneront ses pas et son regard.

" Je me souviens d'elle, toute frêle,
Assise devant la courtine légère,
Chantant quatre ou cinq chansons,
Ou caressant deux ou trois cordes.
Son sourire était incomparable,
Sa colère avait plus de charme encore.

Je me rappelle l'heure du sommeil.
Je me couche tandis qu'elle n'ose.
Elle veut bien dénouer sa robe
Mais il faut la tirer vers l'oreiller.
Et de crainte qu'on ne la voie,
Timide, elle reste devant la bougie. (2)

" L'Instant présent est un souvenir de l'Instant à venir.
La nostalgie n'existe que dans les rêves des vierges oubliées.
Toute phrase est une caresse.
Tout regard un Instant de lumière.
Son corps délivre, ses mots accueillent, son sourire vivifie. " C'est ce qu'il dit à la danseuse rouge lorsqu'il la voit dans le mouvement du fleuve et le silence des arbres, il ajoute, votre mouvement croise et décroise les temps anciens, devenus sur l'Instant, les Temps présents. Je tiens au pluriel, précise-t-il. Elle l'écoute et d'un sourire renverse le mouvement de sa voix. Dans un autre renversement elle l'embrasse. Il lui dit alors : par vous j'accède au présent, à la vive lumière de la Courbe du Temps qui ouvre à la Joie.


" Chaque aube le jadis pousse dans l'espace une nouvelle lumière. Il n'y a pas deux aubes. Tous les matins du monde sont sans retour. Il n'y a pas deux nuits. Chaque nuit est le fond de l'espace en personne. Il n'y a pas deux fleurs, deux rosées, deux vies. Il faut dire à tout instant : Toi. " (3)

Plus tard dans la nuit terrible où tous les vents du globe glacent les pierres de la ville des martinets, il s'est souvenu du regard que demain elle ouvrira à ses mains et à sa bouche.

" D'où vient ce vent tout chargé de parfum ?
Pour l'accueillir, devant mon rideau, je brave le froid du printemps.
Je suis trop pauvre pour m'acheter des orchidées,
Aussi j'en peins une sur une feuille de papier.

D'une vraie fleur solitaire sur sa tige
Nul n'a pitié.
Mais celle que j'ai peinte,
Ne craint ni le vent froid ni la pluie oblique. " (4)

Son regard est cette orchidée sauvage qu'il embrasse dans la nuit d'automne.

à suivre

Philippe Chauché




(1) Le Temps retrouvé / A la recherche du temps perdu / Marcel Proust / Gallimard
(2) Souvenir / Shen Yueh ( 441-513) / La poésie chinoise / Anthologie des origines à nos jours / traduc. Patricia Guillermaz / Pierre Seghers Éditeur / Club des Libraires de France / exemplaire n° 591 / 1960
(3) La barque silencieuse / Pascal Quignard / Seuil
(4) L'orchidée que j'ai peinte / Ma Hsiang Lan XVI° siècle / La poésie chinoise / Anthologie chinoise / traduc. Patricia Guillermaz / Pierre Seghers Éditeur / Club des Libraires de France / exemplaire n° 591 / 1960

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