dimanche 15 novembre 2009

La Courbe du Temps (57)



" Ah ! Viens, viens ma daine ravissante, ne fût-ce dans un rêve. Donne-toi, ne fût-ce, dans un doux discours. Quelques mots suffiraient à éteindre la luisante fournaise qui me consume. Ah ! Viens, viens à moi, ne fût-ce dans le rêve ; comble-moi, ne fût-ce de ton salut. Car tes paroles, si rares soient-elles, désaltèrent la soif du soupirant. " (1)

Nous y voici, lui dit-il, la néfaste organisation générale poursuit sa destruction programmée, les corps ne sont pas épargnés, pourquoi d'ailleurs le seraient-ils, ni les âmes libres, les sensualistes, les intemporels, ou encore les déesses, les fées, les musiciens, les écrivains, les individualistes joyeux, les amoureux invisibles du Temps, les amants heureux, les peintres, et tous ceux dont l'art de vivre est un danger pour les gardiens du temple social. Nous devons cher ami perfectionner notre art de la guerre, nous avons des alliés anciens vous le savez, ils suffit d'y penser, c'est simple et très efficace. Leurs noms, ces astres vifs et vivants, ils rêvent à jamais de les rayer des encyclopédies et des dictionnaires, de laisser leurs livres moisir dans leurs coffres contaminés. Tout cela ne m'effraie pas, je dois même vous dire cher complice, que j'en suis amusé, leur médiocrité cancérigène finira n'en doutez pas, par les diffracter. Profitons de ce moment pour célébrer leur défaite qui n'en doutez pas est proche. C'est ce qu'il lui dit, en levant sa coupe de champagne. Tenez j'ai pour vous, un livre qui paraît-il n'est plus d'actualité. L'auteur est un allié. Lisez, vous comprendrez.

" Nous parlons peu, sauf la langue codée de l'acte lui-même ( on s'accorde vite là-dessus, ou pas ). Je me rajeunis, elle se rassure. On finit en riant, et c'est l'essentiel. " (2)

" Je me concentre sur le mot "mot". Je le vois là-bas, dans la ligne mire. Il respire un peu, il grandit, c'est lui que je vise, que je veux toucher et trouer. MOT. Avec une lettre de plus, c'est MORT. En anglais, ça ferait WORD et WORLD. Je tire sur la mort, je tire sur le monde. Petite plaisanterie, mais qui fait du bien. Ma voisine de stand, Viva, me félicite d'avoir mis dans le mille. Je ne sais rien de ses activités, ni elle des miennes. On se sourit, ça suffit. " (2)

Ils se sont séparés la nuit venant. Il a traversé la place où s'agitaient quelques touristes égarés, descendu la ruelle qui serpente jusqu'au Fleuve et sous les Arbres. La nuit s'annonçait claire et douce. Il s'est assis armé du livre, sur la murette d'où il avait aperçu pour la première fois la danseuse rouge dans les éclats de la lune. Là dans le silence il n'a pensé à rien, à rien d'autre qu'aux éblouissements de la Courbe du Temps qui, s'il les connaissait, rassurerait définitivement le scissionniste du café, ils sont une arme redoutable pensa-t-il, une arme de vie contre la mort dominante, une arme de joie, de bonheur, de jouissance, de corps dansant, de peau flamboyante, de verbe rayonnant. Il fixe longuement les eaux du Fleuve, et laisse le gris et le noir se glisser sous sa peau. Sur son petit carnet noir, il note : " elle s'est endormie dans mes bras, j'ai écouté son rythme, sa musique intérieure, sa mélodie de la nuit, son visage qui glissait dans l'aventure du sommeil, je ne bougeais pas, et cela pouvait durer toute la nuit, toute une vie. ", il ajoute : " Elle s'est envolée dans la nuit, encore bercée par sa nuit que j'ai accompagné de mon silence, elle s'est envolée... " Il a passé la nuit sur les bords du Fleuve, il faisait un peu froid, il ne sentait rien, pas un bruit pour troubler cette méditation marine, pas un mot. Au matin, il a emprunté à nouveau la rue qui serpente, seul avec la pensée du rythme de son sommeil. Il s'est dit, " la Courbe du Temps s'est envolée ce matin ".

" A la pointe de la découverte, de l'instant où pour les premiers navigateurs une nouvelle terre fut en vue à celui où ils mirent le pied sur la côte, de l'instant où tel savant put se convaincre qu'il venait d'être témoin d'un phénomène jusqu'à lui inconnu à celui où il commença à mesurer la portée de son observation - tout sentiment de durée aboli dans l'enivrement de la chance - un très fin pinceau de feu dégage ou parfait comme rien autre le sens de la vie. " (3)

Le jour est autre ce matin, il reste dans le silence, navigateur du Temps perdu, note-t-il. Il reprend mot à mot tout ce qu'il écrit depuis des siècles, note à note, et laisse le Temps l'éclairer. Tout son corps s'y accorde, tous ses mots s'y glissent, ses yeux, sa voix. Il garde le mouvement léger du sommeil de la danseuse rouge. Il ferme les yeux dans le silence du matin, et écrit " une fée veille sur moi. "

à suivre

Philippe Chauché


(1)La fille d'Arabie / Todros Aboulafia 1247-après 1295 / Poésie hébraïque du IV° siècle au XVIII° siècle / choix de poèmes adapté de l'anglais en prose française par Frans de Haes / L'Infini / Gallimard
(2) Les voyageurs du temps / Philippe Sollers / Gallimard
(3) L'amour fou / André Breton / Gallimard

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