vendredi 1 avril 2011

Visages du Roman (14)



" Il est vrai que, du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours appris quelque chose en m'approchant de certaines femmes. Une manière d'être, de perdre, d'obtenir. Je me suis alors persuadé que les humains en sauraient davantage sur eux-mêmes s'ils s'observaient avec le regard de l'autre sexe. Et c'est par instinct, autant que par calcul, que j'ai guetté mon reflet le plus fidèle dans le miroir que ces femmes me tendaient. " (1)

La note est en bas de page au tout début du livre, écrite au crayon dur : " Avignon, le 23 décembre 2007, en pensant à celles qui.. ", il a repris le livre dans la nuit claire, note-t-il, une reprise n'est jamais une méprise, mais une déprise, un dégagement vers un mouvement, celui de celles qui l'a souvent surpris, parfois conforté dans ses incertitudes et dans sa recherche de l'occasion, l'occasion ce mouvement d'un corps qui se fait verbe et d'un verbe qui devient corps, ce mouvement de détournement et de retournement du Temps. Tout un programme.


1940 - photo Cecil Beaton -

" Quelques-unes de ses phrases - comme autant de repères.
1920 : " Je meurs d'amour, sans savoir pour qui... " Saint-Exupéry, avec ses paupières lentes, croira que Louise mourait d'amour pour lui. Il s'en consolera, fort mal, en prenant de l'altitude.
1924 : " L'argent me ruine " - il faudra donc en trouver, ici ou là, et à n'importe quel prix. D'où son mariage, l'année suivante. Plus tard, avec quelques amis dans le besoin, elle créera la confréries des Espérons où l'on n'admettait que des individus dépensiers, donc ruinés, et riches de leur seul espoir d'être moins pauvres.
1929 : à un amant ( lequel ? ) : " Je t'aimerai toujours ce soir... "
1958 : " Louise est mon nom de guerre lasse. " (1)

Il voit mal, une bourgeoise écrire cela, trop occupée à gérer ses rendez-vous, ses enfants, ses amants, ses séances de psychanalyse et de " remise en forme ", ses voyages, ses confidences et ses stratégies sociales.
Quant aux gauchistes et autres alter-mondialistes... Taxi !
Louise, elle, a un nom et elle sait le porter.

" Sous le pavillon Vilmorin, on cingle facilement vers le large. Il suffit de rester fidèle à tout ce qui, au fil des siècles, a été irrigué par le sang de cette tribu : le culte de l'ordre et de la bohème, le naturel et les conventions, le respect et l'abus. Sur cette trame, on peut broder. " (1)

Il se dit, nous sommes peu nombreux à nous y connaître en broderies !



" Dans la vie, d'ailleurs, Miss Brooks se méfiait de l'amour. Et elle s'en moqua volontiers, à l'époque de sa splendeur, lorsque des mâles affolés faisaient le siège de ses suites au Plaza ou au Waldorf. Elle avait lu Proust - donc elle savait. Pour elle, l'amour était réductible à " la pagaille sexuelle " qui l'escorte d'ordinaire. Pas question d'entrer dans ce casino. Ni d'y miser un seul cent. Elle essaiera le saphisme, la prostitution, le mariage, le libertinage, la fidélité, avec une égale insatisfaction. " (1)

Comme d'autres, il n'a pas oublié son visage - oublie-t-on un visage ? - ni ce que l'on pouvait deviner de son corps - oublie-t-on un corps ? -, et il se souvient très vaguement, note-t-il, de ce que l'on a pu écrire sur elle.

" Ce matin, la lettre de Marcel Conche sur Louise Brooks. Il voit en elle, avec raison, une philosophe beaucoup plus radicale et profonde de Lou Andréas-Salomé. " Mais elle n'a pas eu de chance dans ses rencontres, contrairement à Lou. ", précise-t-il... Toujours à propos de Louise Brooks, il croit percevoir en elle une indifférence à la vie sexuelle, indifférence qu'il partage : " Si je n'aime ni la sexualité, ni le plaisir, ce n'est pas par l'effet de quelque réserve morale, mais
parce que je m'y sens étranger à moi-même. "
" J'aurai quand même réussi quelque chose dans mon existence : présenter Louise Brooks à Marcel Conche et transformer notre philosophe en inconditionnel de Brooksie la stérile. " (2)



" Elle occupait, en général, des appartements plutôt vides. Sans charme particulier. Avec des cendriers pleins et des meubles qu'on avait posés là, à tout hasard, par convention. Trois ou quatre ans, pas davantage, dans le même lieu. Et aucun de ces lieux, sauf la maison de Normandie, ne lui appartint jamais. Sagan évitait de posséder. Il s'agissait, pour elle, de n'aimer les décors qu'au théâtre. De s'entraîner au passage en coup de vent. De ne pas se prolonger dans les choses. Aptitude au dénuement ? Indifférence à toute forme d'identité stable ? " (1)

Il a relu la phrase plusieurs fois, se disant, on touche à l'identité même de la description, c'est clair et net, comme lorsque le noir et blanc était l'unique façon de saisir un visage, visage d'une romancière, visage invisible, fondu au noir en attendant que l'on ne referme sur le noir l'ultime porte.
" S'entraîner au passage en coup de vent. " Destinée ? Qui le sait ?



" Elle était toujours en retard. Non par narcissisme, comme cela s'observe chez les êtres qui doutent de leur pouvoir mais, tout simplement, parce qu'elle était heureuse, chaque fois, là où elle se trouvait, et qu'elle n'aimait pas abréger les bons moments.
Elle portait souvent des tailleurs en tweed à gros carreaux.
Elle aimait le beige, le roux, les bijoux anciens.
Elle poudrait ses bras.
Elle tombait amoureuse plusieurs fois par semaine.
Elle disait : " De nos jours, tout le monde a le même âge.
Malgré son entrain, son humour, sa joie de vivre, il y avait toujours une ombre autour d'elle. Une ombre bizarre. Un peu inquiétante.
Louis Jouvet mourut quelques jours après lui avoir proposé un premier rôle dans une adaptation de La Puissance et la Gloire. Elle se mit en tête, alors, qu'elle portait malheur. " (1)

Il note enfin, un vent léger traversa le cinéma, et il est aimable de penser que ce fut dans les comédies musicales de Jacques Demy, le cinéma ne se prenait pas au sérieux, et si c'était le cas, cela ne se voyait pas.

Convoquant quelques fées, il leur soumet ces portraits et ouvre au hasard le livre bleu méditerranée accompagné d'une coupe de champagne.
Point d'ivresse, mais un doux vagagondage sous le bleu du ciel et dans l'occasion.

à suivre

Philippe Chauché


(1) La dernière femme / Jean-Paul Enthoven / Grasset / 2006
(2) Journal d'un oisif / Roland Jaccard / PUF / 2002

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