lundi 11 avril 2011
Visages du Roman (19)
Rien finalement, note-t-il, n'oblige les écrivains à avoir de l'oreille, rien, sauf que cela se lit dans leurs livres, ou plus précisément c'est l'absence d'oreille qui saute aux yeux, vérifiez dans le livre ou les livres que vous êtes en train de lire, ajoute-t-il, pour cela une seule consigne, lire à haute voix tout en dansant, ou dans le silence lumineux de la concentration, exercice de haute voltige qui s'il est réussi, et si le roman en question l'est aussi, vérifie si vous avez de l'oreille et si l'auteur par vous choisi écrit avec son oreille.
" Hier, je cherchais les peintures à fresque d'Appiani ; j'entre dans San Fedele, je trouve une architecture magnifique ; toute l'église proprement tendue en damas cramoisi, un air frais et pur. On disait une messe basse qui était écoutée par une vingtaine de fidèles dispersés sur les bancs de cette vaste église ; tout à coup part une petite sonate charmante. C'était un homme qui était à l'orgue avec deux femmes. Il joua un rondeau très gai et très brillant. Cette jolie église fraîche en augmentait l'effet. " (1)
Parfois l'oreille de l'écrivain devient celle du peintre, pas surprenant avec Stendhal, c'est un précipité de Monet, preuve s'il le fallait, dit-il, que la bibliothèque de l'écrivain est à la fois ouverte sur ce qui se passe, sur ce qui s'est passé, et sur ce qui va se passer, pour vérifier que rien ne passe, et que le Temps a plus d'un tour de passe passe dans son ventre - comme certaines déesses.
" L'avion qui vole, me semble-t-il, exceptionnellement bas, vient de passer au-dessus des Pyrénées. Je suis, comme chaque fois que je fais ce voyage, stupéfait par la grandiose beauté du paysage. Qui la dira ? Qui la décrira jamais ? Nous traversons ces montagnes qui coupent nos deux horizons en moins de quinze minutes. Rien n'est comparable à la splendeur de ce déroulement... aucune oeuvre humaine ne peut rivaliser avec ce chef-d'oeuvre naturel... Il y faut bien entendu l'avion, mais comme la misère et la tristesse de cet appareil, comme ses miraculeuses prouesses s'oublient vite en présence de ce monde vivant, fini et infini, de formes et de couleurs que magnifient les quatre éléments. " (2)
" C'est la nuit. Il pleut. Floc de l'eau sur le macadam. Derrière la pluie les passants sous rature. Sous le halo rayé des lampadaires, les vitrines, rectangles bleus, exposent des compotiers pleins de pommes, des fontaines de mille-feuilles dégoulinant de miel. Cuisiniers aux coiffes amidonnées, fours de fer où tournent, remplis d'amandes, farcis de lauriers, des moutons entiers.
Protégée par ce dieu nébuleux - la fumée qui sort des troquets -, Cobra traverse. Derrière elle, la bouche du métro au milieu du trottoir, l'escalier fuyant. Les tiges de céramiques bifurquent, s'incurvent.
Le relent rance des bistrots, le grésillement de la chair brûlée, l'alcool aigre et la graisse : l'acide pluvieux la travaille, la mine. " (3)
L'écrivain écoute et voit, il entend et écrit, c'est la même histoire, et personne, note-t-il, ne peux savoir ce qui vient en premier.
J'écris souvent en musique - choix précis : du jazz et Bach, Bach et le jazz -, pense-t-il, il faut que les phrases aient un certain souffle, une musique curieuse, une certaine rigueur légère, pour qu'elles tiennent, voyez ce qui s'écrit là, Billie Holliday ( Baltimore, Maryland, 7 avril 1915 / New York, 17 juillet 1959 ), et vous comprendrez.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Journal / Milan, le 10 septembre 1811 / Stendhal / Gallimard / Édition d'Henri Martineau revue par Xavier Bourdenet / Gallimard / Folio Classique / 2010
(2) Le jour et l'heure / Entre Barcelone et Paris, 7 mars 1981 / Marcelin Pleynet / Carnets / Plon / 1989
(3) Cobra / Severo Sarduy / traduc. Philippe Sollers et l'auteur / Éditions du Seuil / 1972
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