jeudi 7 avril 2011
Visages du Roman (16)
" Qu'il gouverne avec tant de maladresse un piano s'explique aussi par la paresse dont il ne s'est jamais défait depuis l'enfance : lui si léger n'a pas envie de se fatiguer sur un instrument tellement lourd. Il sait bien que l'exécution d'un morceau, surtout lent, requiert une dépense de force physique dont il aime mieux se dispenser. Mieux vaut dont la désinvolture - qu'il a récemment poussée au point de composer l'accompagnement de Ronsard à son âme pour la seule main gauche, lui-même ayant prévu de fumer avec la droite. Bref il joue mal mais enfin bon, il joue. Il est, il sait qu'il est le contraire d'un virtuose mais, comme personne n'y entend rien, il s'en sort tout à fait bien. " (1)
Il se dit que la désinvolture lui va très bien. Se montrer excéllent, ajoute-t-il, dans le dégagement, l'abandon, parfois dans la légèreté exécessive, on le lui a reproché plus d'une fois.
Ecrire participe aussi pour lui de la même chose, ce qui au bout du compte, pense-t-il, n'est pas une si mauvaise manière que ça.
Il avait lu ainsi le petit livre, il y a quelques années, puis il l'avait oublié, ou ajoute-t-il, peut-être ne l'avait-il tout simplement pas lu, vu mais pas lu.
Il se souvient qu'elle lui avait confié tout le plaisir qu'elle y avait pris, bien lu pense-t-il.
Il l'a donc (ra)acheté chez un soldeur, à très bas prix, couverture un peu jaunie - les livres jaunissent-ils aussi vite ? - mais désormais griffé au crayon dur dans ses marges blanches.
C'est aussi net et détaché qu'une sonatine pense-t-il, c'est peut-être pour cela qu'il l'a oublié, qui sait ?
" Pendant les répétitions, il fait vive impression sur les instrumentistes en assortissant différemment, du jour au lendemain, les couleurs de sa chemise et de ses bretelles : une fois roses, une fois bleues. " (1)
Ravel et sa musique, une élégance commune, pense-t-il. Qui aujourd'hui peut en dire et en faire autant. La négligence a remplacé la désinvolture, l'assourdissement l'accord léger, il retrouve chez les gitans de Séville ce même rapport du tissus au corps, de l'accord à la soie, pas étonnant, pense-t-il, que Ravel, comme quelques uns se penchait parfois sur un ruedo, peut-être y entendait-il quelques accords de sa Pavane.
" Pour conclure cette journée, alors qu'un concert de ses oeuvres va être donné au profit d'entreprises charitables, comme d'habitude il est en retard, il n'est toujours pas là, on l'attend longtemps, il arrive enfin pour découvrir avec horreur qu'il a oublié la pochette de son habit et c'est encore toute une histoire. Casadesus a beau lui proposer de lui prêter la sienne, il déclare que c'est impossible. Et bien sûr que c'est impossible, puisqu'elle ne porte pas les mêmes initiales. Mais enfin ce n'est pas si grave puisqu'on file dès le lendemain dans l'Hispano d'Edmond Gaudin, le père de Marie, voir toréer Marcial Lalanda (oreille et division), Enrique Torres (ovation et sifflets) et Nicanor Villalta (silence et silence) aux arènes de Saint-Sébastien. " (1)
" Voilà. Il a cinquante-sept ans. Il a bouclé depuis treize ans son oeuvre pour piano avec Frontispice, pièce qui ne compte pas plus de quinze mesures, ne dure pas plus de deux minutes mais requiert pas moins de cinq mains. Il a réglé leur compte aux formes sonate et quatuor. Après avoir poussé à l'extrême, quitte à casser le jouet, son pouvoir d'instrumentation avec le Boléro, il vient de résoudre le problème du concerto, seul auquel il ait toujours tardé à s'affronter. Que faire à présent. " (1)
Que faire à présent, c'est une question qu'il ne cesse de se poser. Rien pense-t-il, et s'est déjà beaucoup, ne jamais donner d'importance à ce faire employé à tout va, pour tout et n'importe quoi. Son rève, ne rien faire avec désinvolture.
" Il est seul chez lui à Montfort, sans illusion. Il y a toujours été seul, mais suspendu à la musique. (1)
à suivre
Philippe Chauché
(1) Ravel / Jean Echenoz / Les Editions de Minuit / 2006
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Woo ! pas mal foutu le morceau à quatre mains. Pour un paresseux, il se défendait bien !
RépondreSupprimerJe m'en vais aller voir de suite si je trouve le livre de Echenoz pour approfondir le sujet.
Excellent livre, comme tous ceux (que j'ai lus) d'Echenoz.
RépondreSupprimerRavel, Ravel ... Ce n'est pas lui qui habitait non loin de chez les Boubouche ?
RépondreSupprimerComme vous il affectionnait les sandales blanches, et déguster parfois une coupe de champagne sur la terrasse des Boubouche en regardant voler les choucas !
RépondreSupprimerBien à vous
Philippe Chauché
Ne rien faire avec désinvolture, un rien teinté de Ravel,
RépondreSupprimertopela.
Belle journée Philippe.