samedi 1 août 2009

La Courbe du Temps (17)



Elle est accoudée au mur de pierre qui domine le fleuve et s'adosse à la clairière, elle porte une longue robe rouge qui tranche avec le bleu du ciel, les éclats de vert des arbres, et le gris lavé du fleuve, il la regarde à la bonne distance, sans bouger, ébloui par le silence qui s'élève de ses mains vers la fleur qu'elle a glissée dans ses cheveux.

Il ouvre le livre, celui d'aujourd'hui, à chaque jour son livre, c'est ce qu'il s'est dit en se levant ce matin, dans le bonheur troublant de son absence, à chaque heure sa phrase, et ainsi de suite :

" J'aimais rentrer chez moi. J'en faisais durer le plaisir. Je m'arrêtais au coin de la rue de Rennes et de la rue Notre-Dame-des-Champs pour boire une bière. Pléiade d'hommes fatigués amarrés au comptoir. Je reconnaissais le rire d'un habitué : un architecte qui ne trouvait que trop vrai le vieil adage l'alcool tue mais lentement , sans pouvoir se décider à accélérer le mouvement. Ce même homme, que j'ai vu presque chaque soir pendant une année, m'avait dit une fois : " Toi, tu as des yeux d'espionne. " Avait-il compris que je l'avais deviné ? Il s'est finalement jeté du dixième étage d'un immeuble dont il avait dessiné le plan. C'est lui aussi qui avait raconté cette belle histoire : un gratte-ciel dont les vitres avaient été taillées un brin trop juste, de sorte qu'elles tenaient mal dans leur cadre. Si bien qu'un jour de grand vent elles s'étaient toutes envolées des fenêtres. J'imaginais la panique des gens pris dans ce cataclysme de verre brisé, leur terreur de périr victimes d'une folie de choses. Le rire du narrateur montait crescendo. S'il lui restait des forces pour poursuivre, il commentait : les vitres s'étaient laissées tomber, découragées à l'avance par tous ces visages qu'il leur faudrait contempler sans broncher. Et il nous fixait avec insistance, comme l'acteur le fait, sur scène, dans les passages du texte où l'auteur s'adresse directement au public. Je commandais une autre bière. Le rire montait très haut, trop longtemps. Il portait le rieur au bord du spasme et propageait dans l'assistance des ondes sinistres. Peut-être pour y échapper, un homme se tournait vers moi : " Vous êtes libre ce soir - Oui, mais permettez-moi de le rester. "
Il faut cette précision, car, si je dis seulement : " Oui, je suis libre ", l'interlocuteur traduit en son langage, qui n'est sans doute pas littéralement celui-ci : " D'accord, prenez-moi, occupez-moi, distrayez-moi. Débarrassez-moi de ma disponibilité, de mon apesanteur. Qu'avant même que mes lèvres aient touché la fraîche écume de ce verre de bière, je me sois dépossédée de moi-même et remise pour le moins jusqu'à demain entre vos mains. " L'homme qui demande à une femme : " Etes-vous libre ? " ( Ou " Etes-vous seule ? ", considéré comme synonyme - et, d'après la fréquence de la question, il semblerait que tout le monde n'ait pas, pour en juger, le coup d'oeil de Michelet ! ) est dans la même disposition que celui qui, au cinéma ou au restaurant, dans le train, s'informe : " Cette place est-elle libre ? " Oui. Alors, il l'occupe. Il n'y a aucune raison qu'elle reste libre. C'est un vide inutile... " (1)

Il a relu le livre ces derniers jours, pensant qu'il n'était pas finalement étranger à ce qu'il savait de la danseuse rouge, non " éprise de liberté ", mais libre sur l'Instant, libre de ses croisements et décroisements de mains sur les bords du fleuve et sous les arbres, Miryam-Marie-Maria, libre du baiser qu'elle lui offre dans la nuit abondante, libre des mots qu'elle glisse dans son sourire, libre de sa joie et de sa jouissance, c'est ce qu'il a aussi pensé dans la nuit. Alors, le livre est apparu comme lui étant destiné, d'autres, il n'en doutait pas méritaient de la rencontrer, de rencontrer la danseuse rouge de la ville des martinets disparus.

Il est resté longtemps à fixer Miryam-Marie-Maria dans le silence de la nuit, puis il s'est levé et a repris le chemin des chapelles et des vierges perchées, le regard posé sur son visage imprimé sur sa peau.

Le beau pensa-t-il, le beau de l'Instant, la joie aussi, la joie du Mouvement invisible, de la Courbe du Temps et sa révélation, l'accompagnaient.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Chantal Thomas / Comment supporter sa liberté / Rivages poche / Petite Bibliothèque

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