jeudi 20 août 2009

La Courbe du Temps (30)




" Le regard des femmes, enflamme ma rue ", " Les mains des femmes sont des étoiles filantes ", " Leurs yeux, je les embrasse ", " J'ai tant de bonheur à les trouver, que je m'étonne qu'elles me cherchent encore ". Ces phrases, il les avait notés dans son cahier, le petit format gris qu'il portait toujours sur lui, dans la poche intérieure d'une veste, qu'il glissait aussi parfois dans la découpe brodée sur les fesses d'un pantalon de coton bleu clair, sous sa chemise, ou encore par fortes chaleur qu'il tenait à la main, comme un vase, ces phrases qui avant qu'il ne les note ne lui appartenaient pas, il les avait découvertes une à une, dans des villes qu'un temps il avait fréquentées, comme des appels d'air lancés aux passants, une main invisible les avait tracées sur des affiches qui vantaient, là une soirée de débat politique sur l'état de la finance et du monde, ici un concert de musique moderne, plus loin une exposition de tapis d'orient à prix sacrifiés, ou encore une initiation à la méditation, ces phrases lui avaient lancé des signes dans la nuit, il s'en dégageait une vibration qui l'avait touché, coup vif porté aux plexus, il les relisait sur les bords du fleuve, seul endroit en cette nuit, où il avait trouvé un peu de fraîcheur : " Le regard des femmes, enflamme ma rue ", " Les mains des femmes sont des étoiles filantes ", " Leurs yeux, je les embrasse ", " J'ai tant de bonheur à les trouver, que m'étonne qu'elles me cherchent encore ", et puis s'amusait à les croiser, cela donnait : " Le regard des femmes : des étoiles filantes ", " Leurs yeux, j'ai tant de mal à les trouver ", ou encore " Les mains des femmes, je ne comprend pas qu'elles me cherchent encore ". Sur les bords du fleuve et sous les arbres, il se disait aussi, que s'il pratiquait cette écriture sauvage et nocturne, il pourrait de sa fine écriture bleue noter : " C'est la servitude volontaire qui tue l'amour " mais aussi " La plus troublante des offrandes : son regard ! " ou encore : " Ma plus grande joie : suivre le mouvement de ses mains " ou bien : " Je lui offre l'immortalité ! " et " Vous cherchez le bonheur : lisez-là ! " La nuit lissait les couleurs du fleuve, de la ville et du bois. Il restait sans bouger. Allongé sur le petit muret, d'où il l'avait vu danser, seul son corps se glissait dans ses pensées, le mouvement de son corps épousait sa peau. Il pensait aussi que Myriam - Marie - Maria ne manquerait pas le lever de soleil sur l'île voisine, qu'elle apparaîtrait dans la blondeur du matin charmant, il notait, que c'est le coeur qui déclenche les apparitions, que c'est la peau qui les fait se déplacer, ce sont les caresses qui les rendent immortelles.

" Quand il arrivait qu'une joue de femme s'approchât de moi - c'était si rarement, j'ai trop de doigt à mes mains pour les compter - c'était une espèce de satin, de tiédeur, de bonne odeur, de beauté extrême, de joie suffocante qu'il est difficile de dire. " (1)

Au matin un oiseau a crié. Il a ouvert les yeux, et s'est dit, toute parole qui dit la joie est risquée, et le bonheur est une permanence, mais aussi, la jouissance ne nous fait jamais douter.

" Un corps est un ruban de nuances enroulé sur d'autres nuances où se formule l'avenir de toutes ses désertions. Lorsque le corps déserte, c'est pour continuer à être un corps : un corps devient un corps lorsqu'il rencontre l'éclaircie qui soulève son désir. " (2)

Au matin il est revenu sous son plafond, ses livres se sont ouverts tous ensemble, comme des éventails.

" Maud, mon amour, tiens-toi à l'impossible, comme si tu pouvais voir tout ce que les yeux ont vu, les oreilles entendu, les narines senti, les langues goûté et les pieds touché, un ciel de terreur, de délices. On invente une sainteté nouvelle, là, ici-bas. Et encore là. Navigation à l'étoile. " (3)

Il les a refermé un à un, il s'est dit, je lui offrirai celui-ci lorsque le temps sera venu et le temps est venu. Il a allumé une cigarette, s'est penché à l'une des fenêtres et embrassé des yeux son cadran solaire amoureux, la Courbe du Temps s'y lisait.
Il s'est dit aussi : l'avenir appartient à ceux qui savent voir avec leur peau, et aimer avec leurs yeux, il a ajouté sur son écritoire, ne pas craindre la terreur et le mensonge dominants, s'en remettre aux éclats du Temps, et inviter la musique dans son regard.



à suivre

Philippe Chauché

(1) Pascal Quignard / Les Paradisiaques / Grasset
(2) Yannick Haenel / A mon seul désir / Réunion des Musées Nationaux / Argol
(3) Philippe Sollers / L'étoile des amants / Gallimard

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