" Par les fenêtres et la porte du bar, le colonel regarda les eaux du Grand Canal. Il apercevait le grand piquet noir où s'amarrent les gondoles, et, sur l'eau balayée par le vent, la lumière de cette fin d'après-midi d'hiver. Sur l'autre rive, c'était le Vieux Palais et une barge en bois, trapue et noire, remontait le Canal, sa proue renflée soulevant une vague, bien qu'elle eût vent arrière.
Ce sera un Martini très sec, dit le colonel. Un double.
A cet instant précis, le Grand Maître entra dans la salle. Il était en tenue officielle de maître d'hôtel. Et vraiment beau comme il se doit, d'une beauté qui vient du dedans, de sorte que le sourire part du coeur, ou de ce qui est au centre du corps, pour affleurer franchement, magnifiquement, à la surface, c'est-à-dire le visage. " (1)
Ce fût un temps l'homme à abattre - peut-être finalement les chasseurs d'écrivains ont-ils gagné cette guerre, car plus personne aujourd'hui ne s'accorde à ses livres -, pour mille raisons : il boit trop, malmène les femmes - ce reproche fût également fait à Picasso par quelques féministes jalouses, écrivains besogneux, journalistes illettrés, et descendants avides de pigments-dollars - triche sur sa vie, aime la chasse et la pèche au gros, la corrida, l'argent, les armes à feu, n'est pas très net politiquement, se donne des airs d'anarchiste aristocrate, ne pleure pas sur sa condition d'écrivain, n'est jamais éploré, etc. Et pourtant ses livres vivent toujours, secrètement, et ils ne sont pas à mettre en toutes les mains. Nous en reparlerons dans dix mille ans !
" Je n'entre presque jamais dans une église en France, alors qu'en Italie, tout le temps.
Elles sont là, un peu partout, à Venise, elles rivalisent avec les palais, elles sont en activité constante de beauté. " (2)
Depuis longtemps c'est l'homme à abattre, pour mille raisons, il se montre trop, s'aime trop, sa mysoginie est insuportable, il publie trop, nous ennuie avec son dix-huitième siècle, ses passions papistes sont scandaleuses, quant à la Chine, n'y revenons pas, c'est un bourgeois, un aristocrate, un anarchiste trop riche, un manipulateur de l'édition, etc. Mais voilà, ses livres sont là devant nous, lumineux, musicaux, amoureux, distingués, éclatants, étourdissants. Il convient simplement de les lire de l'intérieur. Nous en reparlerons dans dix mille ans !
Que mille oies sauvages traverssent ton regard.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Ernest Emingway / Au-delà du fleuve et sous les arbres / Bibliothèque de la Pléiade/
(2) Philippe Sollers / Dictionnaire amoureux de Venise / Plon
mercredi 5 mars 2008
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