mercredi 26 août 2009

La Courbe du Temps (34)

" Chaque jour est nouveau ", c'est ce qu'il se dit, chaque jour sera nouveau si tu le veux, ajoute-t-il, chaque jour merveilleux est nouveau, et chaque jour nouveau est un miracle, il se dit aussi que chaque regard sauve du désastre qui s'installe, chaque mouvement, chaque croisement de mains, chaque volute née dans l'espace des corps, féconde le Temps, et que la plus belle des résistances à opposer à cette débâcle volontaire, c'est d'embrasser la Courbe du Temps, pense-t-il. Ce jour sera nouveau, car il est nouveau, c'est aussi simple que ça, il faut simplement le vouloir, murmure-t-il en quittant son ponton.
Il a fait provision de livres, car ce jour nouveau est celui d'un embarquement sur le fleuve et au bord des arbres, oui, il s'embarque, la danseuse rouge l'a invité à quitter la rive, il ne pouvait refuser a-t-il pensé, que peut-on refuser aux déesses, rien, c'est aussi simple que ça, encore faut-il en avoir l'audace.

" La nuit où la jeune biche me dévoilait
L'astre brûlant de ses pommettes
Et le fauve rubis des cheveux qui voilait
Sa tempe de cristal perlé de gouttelettes
- Tout le tableau de sa beauté... -
Elle était ce soleil qui pendant sa montée
Rougissait les nuées, quand sa poindre l'aurore,
De ses flammes et de ses ors. " (1)

Elle vous attend, sur le second pont, vous tournez à droite, et vous tomberez sur elle, c'est ce qu'on lui dit lorsqu'il se présente à l'accueil de l'hôtel, alors, il prend son temps, marche à marche, accompagné par quelques grincements, c'est le vent, se dit-il, le vent d'été qui s'engouffre dans les larges voiles blanches et rouges de la grande maison de pierre des bords du fleuve.



" Croirait-on, mon amour, qu'un tourbillon ai ravi tes yeux
aux firmament ? Vrai pourtant : au crépuscule je les vois au
ciel, et le jour dans ton visage resplendissant.

Ma vie est suspendue aux boucles de tes oreilles, car elles
m'ensorcellent d'un sort d'Egypte. Délice de mes yeux, toujours
je contemplerai ton étoile du matin et tes dents blanches
comme la grêle.

Dis-moi, plaisante gazelle : dans tes yeux emprisonnes-tu les
étoiles du firmament, les tenant captives le jour et, la nuit
venue, les laissant filer au ciel ?

A moins que tes yeux ne soient le reflet des astres, et la
lumière de ton visage l'image des sphères célestes ? Car,
comparées à toi, les autres gazelles ne sont en vérité que
gouttes perlant d'un seau ou grains de poussière sur une
balance. " (2)

Il ouvre la porte en bois rouge, elle est là, elle l'attend, c'est aussi simple que ça, c'est ce qu'il se dit, elle lui sourit, et d'un souffle découvre son regard qu'une mèche dissimulait.

" J'aime, donc je suis en danger. Là, il faire vite, et, surtout, se cacher. Les vieux textes parlent d'aventuriers, rivaux des dieux, qui, à travers mille ruses, ont transporté une jeune fille en lieu sûr sous un autre nom. Qu'est-ce que ça veut dire ? Personne ne se risque à donner une réponse. Il est aussi question, de temps en temps, des " épouses des dieux ", mais, là encore, dérobade, silence. La jeune fille, c'est toi, bien sûr, on a organisé notre jeu, nos disparitions, nos rencontres. Tu as un nom, comme on dit, mais je ne le révélerai pas, il provoquerait, chez les indigènes, une volonté de destruction radicale. On fait de la magie, n'oublie pas. Noire ? Blanche ? Mais non, de toutes les couleurs, et c'est là le crime. Un homme et une femme n'ont pas le droit de s'envoyer en l'air dans l'arc-en-ciel en dehors des lois, et les lois veulent qu'on soit hétéro ou homo, encarté, chaque caricature comptant fermement sur l'autre. La magie, c'est autre chose. Tu viendras à telle heure précise, dans tel hôtel, tel numéro de chambre, tu frapperas à la porte, les rideaux seront fermés, on ne parlera pas. Une ou deux heures après, on ira dîner dans un autre quartier de façon très gaie, la conversation après l'amour n'a rien à voir avec celle qui le précède. Les mots sont libres, les sous-entendus voulus, la moquerie antisociale peut être à son comble. Tout le monde est décidément petit, mesquin, rampant, étroit, ridicule, sauf nous. Ils cherchent, on a trouvé. " (3)

Voilà, pense-t-il, en lui caressant le dos, les corps des femmes ne se livrent aux hommes que dans l'instant, dans la lumière des fleuves, les corps amoureux éblouissent le verbe, le rendent léger, vivifiant, rare, les corps rares des femmes ajoute-t-il, sont ceux des déesses libres, elles embrassent les dieux, et les dieux leur rendent bien.

à suivre

Philippe Chauché

(1) La nuit... / Juda Hallévi / Poèmes d'amour de l'Andalousie à la Mer Rouge / traduct. Masha Itzhaki et Michel Garel / Somogy
(2) A la louange de tes yeux / Emmanuel de Rome / Poésie hébraïque du IV° au XVIII° siècle / adapté de l'anglais par Frans de Haes / L'Infini / Gallimard
(3) L'étoile des amants / Philippe Sollers / Gallimard

1 commentaire:

Laissez un commentaire